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che à l’école romaine d’avoir négligé le coloris, on peut reprocher à l’école vénitienne d’avoir négligé le dessein & l’expression. Comme il y a très-peu d’antiques à Venise, & très-peu d’ouvrages du goût romain, les peintres vénitiens se sont attachés à représenter le beau naturel de leur pays ; ils ont caractérisé les objets par comparaison, non seulement en faisant valoir la véritable couleur d’une chose, mais en choisissant dans cette opposition, une vigueur harmonieuse de couleur, & tout ce qui peut rendre leurs ouvrages plus palpables, plus vrais, & plus surprenans.

Il est inutile d’agiter ici la question sur la prééminence du coloris, ou sur celle du dessein & de l’expression ; jamais les personnes d’un sentiment opposé ne s’accorderont sur cette prééminence, dont on juge toûjours par rapport à soi-même : suivant que par des yeux plus ou moins voluptueux, on est plus ou moins sensible au coloris, ou bien à la poésie pittoresque par un cœur plus ou moins facile à être ému, on place le coloriste au-dessus du poëte, ou le poëte au-dessus du coloriste. Le plus grand peintre pour nous, est celui dont les ouvrages nous font le plus de plaisir, comme le dit fort bien l’abbé du Bos. Les hommes ne sont pas affectés également par le coloris ni par l’expression, parce qu’ils n’ont pas le même sens également délicat, quoiqu’ils supposent toûjours que les objets affectent intérieurement les autres, ainsi qu’ils en sont eux-mêmes affectés.

Celui, par exemple, qui défend la supériorité du Poussin sur le Titien, ne conçoit pas qu’on puisse mettre au-dessus d’un poëte, dont les inventions lui donnent un plaisir extrème, un artiste qui n’a su que disposer les couleurs, dont l’harmonie & les richesses, lui sont un plaisir médiocre. Le partisan du Titien de son côté, plaint l’admirateur du Poussin, de préférer au Titien, un peintre qui n’a pas su charmer les yeux, & cela pour quelque invention, dont il juge que tous les hommes ne doivent pas être touchés, parce que lui-même ne l’est que foiblement. Chacun opine donc, en supposant comme une chose décidée, que la partie de la peinture qui lui plaît davantage, est la partie de l’art qui doit avoir le pas sur les autres. Mais laissons les hommes passionnés, s’accuser respectivement d’erreur ou de mauvais goût, il sera toûjours vrai de dire, que les tableaux les plus parfaits & les plus précieux, seront ceux qui réuniront les beautés de l’école romaine & florentine à celles de l’école lombarde & vénitienne. Je vais présentement nommer les principaux artistes de cette derniere école.

Les Bellino, freres, (Gentil & Jean) en jetterent les fondemens ; mais c’est le Titien & le Giorgion qu’il faut mettre à la tête des celebres artistes de cette école : ce sont eux qui méritent d’en être regardés comme les fondateurs.

Bellin, (Gentil) né à Venise en 1421, mort en 1501 fit beaucoup d’ouvrages, la plûpart à détrempe, qu’on recherchoit alors avec empressement, & qui ne subsistent plus aujourd’hui. Mais on n’a point oublié ce qui se passa entre Bellin & Mahomet II. Ce fameux conquérant qui dessinoit & qui aimoit la peinture, ayant vû des tableaux du peintre de Venise, pria la république de le lui envoyer. Gentili partit pour Constantinople, & remplit l’idée que sa hautesse avoit conçue de ses talens. Il fit pour ce prince la décollation de S. Jean-Baptiste, où le grand seigneur remarqua seulement, que la peau du cou dont la tête venoit d’être séparée, n’étoit pas exactement rendue ; & pour prouver, dit-on, la justesse de sa critique, il offrit de faire décapiter un esclave. « Ah seigneur, répliqua vivement Bellin, dispensez-moi d’imiter la nature, en outrageant l’humanité. » Ce trait d’histoire

pourroit n’être pas vrai ; mais il n’en est pas de même de la maniere dont le sultan paya Bellin ; il le traita comme Alexandre avoit fait Apelles. Tout le monde sait qu’il le congédia en lui mettant une couronne d’or sur la tête, une chaîne d’or au col, & une bourse de trois mille ducats d’or entre les mains. La république de Venise contente de la conduite de Bellino, lui assigna une forte pension à son retour, & le nomma chevalier de S. Marc.

Bellin, (Jean) né à Venise en 1422, mourut dans la même ville en 1512. Curieux de savoir le nouveau secret de la peinture à l’huile, il s’habilla en noble vénitien, vint trouver sous ce déguisement Antoine de Messine qui ne le connoissoit pas, & lui fit faire son portrait : après avoir ainsi découvert le mystère que ce peintre cachoit avec soin, & dont il tiroit toute sa gloire, il le rendit public dans sa patrie. On voit encore par quelques ouvrages de Jean & de Gentil Bellin, qui sont à Venise, que Jean manioit le pinceau plus tendrement que son frere, quoiqu’il y ait beaucoup de sécheresse dans ses peintures ; mais il a travaillé le premier à joindre l’union à la vivacité des couleurs, & à donner un commencement d’harmonie, dont le Giorgion & le Titien ses éleves ont sçu faire un si bel usage. Le goût du dessein de Bellin est gothique, & ses attitudes sont forcées, il ne s’est montré que servile imitateur de la nature ; cependant il a mis de la noblesse dans ses airs de têtes. On n’apperçoit point de vives expressions dans ses tableaux ; aussi la plûpart des sujets qu’il a traités, sont des vierges. Le roi a le portrait des deux Bellino freres.

Titien Vecelli, naquit à Cador, dans le Frioul, l’an 1477, & mourut en 1576. Ce peintre, un des plus célebres du monde, étoit occupé depuis long-tems chez Bellin à copier servilement le naturel, lorsqu’entendant louer de toutes parts le coloris des ouvrages du Giorgion, qui avoit été son ancien camarade, il ne songea plus qu’à cultiver son amitié, pour profiter de sa nouvelle maniere. Le Giorgion le reçut d’abord sans défiance : s’appercevant ensuite des progrès rapides de son émule, & du véritable sujet de ses fréquentes visites, il rompit tout commerce avec lui. Cependant le Titien eut peu de tems après le champ libre dans la carriere de la peinture, par la mort prématurée de son rival de gloire. Ce fut alors que redoublant ses soins, ses réflexions & ses travaux, il parvint à surpasser le Giorgion dans la recherche des délicatesses du naturel, & dans l’art d’apprivoiser la fierté du coloris, par la fonte & la variété des teintes. On sait quels ont été ses succès.

On le chargea des ouvrages les plus importans à Venise, à Padoue, à Vicence & à Ferrare. Il se distingua presqu’également dans tous les genres, traitant avec la même facilité les grands & les petits sujets. Personne en Italie n’a mieux entendu le paysage, ni rendu la nature avec plus de vérité. Son pinceau tendre & délicat représente encore si bien les femmes & les enfans, ses touches sont si spirituelles & si conformes au caractere des objets, qu’elles piquent le goût des connoisseurs beaucoup plus que les coups sensibles d’une main hardie.

Le talent singulier qu’il avoit pour le portrait, augmenta sa renommée auprès des souverains & des grands seigneurs, qui tous ambitionnerent d’être peints de sa main. Le cardinal Farnèse l’engagea de venir à Rome pour faire le portrait du pape. Pendant son séjour dans cette ville, il y fit de petits tableaux qui furent admirés de Vasari, & même de Michel-Ange. Le Titien peignit trois fois Charles V. qui disoit à ce sujet, qu’il avoit reçu trois fois l’immortalité du Titien.

Ce prince le combla de biens & d’honneurs ; il le