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d’écoles de citoyens ; & le pouvoir sans bornes des peres sur leurs enfans, mit tant de sévérité dans la police particuliere, que le pere plus craint que les magistrats étoit dans son tribunal domestique le censeur des mœurs & le vengeur des lois.

C’est ainsi qu’un gouvernement attentif & bien intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou rappeller chez le peuple l’amour de la patrie & les bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui résultent tôt ou tard de l’indifférence des citoyens pour le sort de la république, & contient dans d’étroites bornes cet intérêt personnel, qui isole tellement les particuliers, que l’état s’affoiblit par leur puissance & n’a rien à espérer de leur bonne volonté. Par-tout où le peuple aime son pays, respecte les lois, & vit simplement, il reste peu de chose à faire pour le rendre heureux ; & dans l’administration publique où la fortune a moins de part qu’au sort des particuliers, la sagesse est si près du bonheur que ces deux objets se confondent.

III. Ce n’est pas assez d’avoir des citoyens & de les protéger ; il faut encore songer à leur subsistance ; & pourvoir aux besoins publics, est une suite évidente de la volonté générale, & ce troisieme devoir essentiel du gouvernement. Le devoir n’est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers & les dispenser du travail, mais de maintenir l’abondance tellement à leur portée, que pour l’acquérir le travail soit toûjours nécessaire & ne soit jamais inutile. Il s’étend aussi à toutes les opérations qui regardent l’entretien du fisc, & les dépenses de l’administration publique. Ainsi après avoir parlé de l’économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l’administration des biens.

Cette partie n’offre pas moins de difficultés à résoudre, ni de contradictions à lever que la précédente. Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, & plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu’il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper & plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, & le vrai garant des engagemens des citoyens : car si les biens ne répondoient pas des personnes, rien ne seroit si facile que d’éluder ses devoirs & de se moquer des lois. D’un autre côté, il n’est pas moins sûr que le maintien de l’état & du gouvernement exige des frais & de la dépense ; & comme quiconque accorde la fin ne peut refuser les moyens, il s’ensuit que les membres de la société doivent contribuer de leurs biens à son entretien. De plus, il est difficile d’assûrer d’un côté la propriété des particuliers sans l’attaquer d’un autre, & il n’est pas possible que tous les réglemens qui regardent l’ordre des successions, les testamens, les contrats, ne gênent les citoyens à certains égards sur la disposition de leur propre bien, & par conséquent sur leur droit de propriété.

Mais outre ce que j’ai dit ci-devant de l’accord qui regne entre l’autorité de la loi & la liberté du citoyen, il y a par rapport à la disposition des biens une remarque importante à faire, qui leve bien des difficultés. C’est, comme l’a montré Puffendorf, que par la nature du droit de propriété, il ne s’étend point au-delà de la vie du propriétaire, & qu’à l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. Ainsi lui prescrire les conditions sous lesquelles il en peut disposer, c’est au fond moins altérer son droit en apparence, que l’étendre en effet.

En général, quoique l’institution des lois qui re-

glent le pouvoir des particuliers dans la disposition

de leur propre bien n’appartienne qu’au souverain, l’esprit de ces lois que le gouvernement doit suivre dans leur application, est que de pere en fils & de proche en proche, les biens de la famille en sortent & s’alienent le moins qu’il est possible. Il y a une raison sensible de ceci en faveur des enfans, à qui le droit de propriété seroit fort inutile, si le pere ne leur laissoit rien, & qui de plus ayant souvent contribué par leur travail à l’acquisition des biens du pere, sont de leur chef associés à son droit. Mais une autre raison plus éloignée & non moins importante, est que rien n’est plus funeste aux mœurs & à la république, que les changemens continuels d’état & de fortune entre les citoyens ; changemens qui sont la preuve & la source de mille desordres, qui bouleversent & confondent tout, & par lesquels ceux qui sont élevés pour une chose, se trouvant destinés pour une autre, ni ceux qui montent ni ceux qui descendent ne peuvent prendre les maximes ni les lumieres convenables à leur nouvel état, & beaucoup moins en remplir les devoirs. Je passe à l’objet des finances publiques.

Si le peuple se gouvernoit lui-même, & qu’il n’y eût rien d’intermédiaire entre l’administration de l’état & les citoyens, ils n’auroient qu’à se cottiser dans l’occasion, à proportion des besoins publics & des facultés des particuliers ; & comme chacun ne perdroit jamais de vûe le recouvrement ni l’emploi des deniers, il ne pourroit se glisser ni fraude ni abus dans leur maniement : l’état ne seroit jamais obéré de dettes, ni le peuple accablé d’impôts, ou du moins la sûreté de l’emploi le consoleroit de la dureté de la taxe. Mais les choses ne sauroient aller ainsi ; & quelque borné que soit un état, la societé civile y est toûjours trop nombreuse pour pouvoir être gouvernée par tous ses membres. Il faut nécessairement que les deniers publics passent par les mains des chefs, lesquels, outre l’intérêt de l’état, ont tous le leur particulier, qui n’est pas le dernier écouté. Le peuple de son côté, qui s’apperçoit plûtôt de l’avidité des chefs & de leurs folles dépenses, que des besoins publics, murmure de se voir dépouiller du nécessaire pour fournir au superflu d’autrui ; & quand une fois ces manœuvres l’ont aigri jusqu’à certain point, la plus integre administration ne viendroit pas à bout de rétablir la confiance. Alors si les contributions sont volontaires, elles ne produisent rien ; si elles sont forcées, elles sont illégitimes ; & c’est dans cette cruelle alternative de laisser périr l’état ou d’attaquer le droit sacré de la propriété, qui en est le soûtien, que consiste la difficulté d’une juste & sage économie.

La premiere chose que doit faire, après l’établissement des lois, l’instituteur d’une république, c’est de trouver un fonds suffisant pour l’entretien des magistrats & autres officiers, & pour toutes les dépenses publiques. Ce fonds s’appelle ærarium ou fisc, s’il est en argent ; domaine public, s’il est en terres, & ce dernier est de beaucoup préférable à l’autre, par des raisons faciles à voir. Quiconque aura suffisamment réfléchi sur cette matiere, ne pourra guere être à cet égard d’un autre avis que Bodin, qui regarde le domaine public comme le plus honnête & le plus sûr de tous les moyens de pourvoir aux besoins de l’état ; & il est à remarquer que le premier soin de Romulus dans la division des terres, fut d’en destiner le tiers à cet usage. J’avoue qu’il n’est pas impossible que le produit du domaine mal administré, se réduise à rien ; mais il n’est pas de l’essence du domaine d’être mal administré.

Préalablement à tout emploi, ce fonds doit être assigné ou accepté par l’assemblée du peuple ou des états du pays, qui doit ensuite en déterminer l’usa-