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Après avoir établi & le lieu de la scene & le caractere des personnages, déterminons à-peu-près combien dans une églogue on peut admettre de bergers sur le théatre rustique.

Un seul berger fait une églogue ; souvent l’églogue en admet deux : un troisieme y peut avoir place en qualité de juge des deux autres. C’est ainsi que Théocrite & Virgile en ont usé dans leurs pieces bucoliques ; & cette conduite est conforme à la vraissemblance qui ne permet pas de mettre une multitude dans un desert. Elle est aussi conforme à la vérité, puisque les auteurs qui ont écrit des choses rustiques, nous apprennent qu’on ne donnoit qu’un berger à un troupeau souvent fort considérable.

Mais, de quoi peuvent s’entretenir des bergers ? sans doute c’est principalement des choses rustiques & de celles qui sont entierement à leur portée ; de sorte que dans le repos dont ils joüissent, leur premier mérite doit être celui de leurs chansons. Ils chantent donc à l’envi, & font voir que les hommes sont toûjours sensibles à l’émulation, puisqu’elle naît avec eux, & que même dans les retraites les plus solitaires, elle ne les abandonne pas. Mais quoique l’amour fasse nécessairement la matiere de leurs chansons, il ne doit pas avoir trop de violence ; il ne faut pas d’une églogue faire une tragédie.

Quant aux choses libres que Théocrite & Virgile, mais beaucoup plus Théocrite, se sont quelquefois permises dans leurs églogues, on ne sauroit les justifier. Comme un peintre seroit blâmable, s’il remplissoit un paysage d’objets obscenes ; aussi l’on blâmera un poëte qui fera tenir à des bergers des discours contraires à l’innocence qu’on doit supposer dans des hommes qu’Astrée n’a encore qu’à peine abandonnés.

La connoissance des bergers & leur savoir s’étend à leurs troupeaux, aux lieux champêtres, aux montagnes, aux ruisseaux, en un mot à tout ce qui peut entrer dans la composition du paysage rustique. Ils connoissent les rossignols & les oiseaux les plus remarquables par leur plumage ou par leur chant ; ils connoissent les abeilles qui habitent le creux des arbres, ou qui sorties de leurs ruches, voltigent sur l’émail des fleurs ; ils connoissent les fleurs qui couvrent les prairies ; ils connoissent les lieux & les herbes propres à leurs troupeaux, & de ces seules connoissances ils tirent leurs discours & toutes leurs comparaisons.

S’ils connoissent des héros, ce sont des héros de leur espece. Dans Théocrite rien n’est plus célebre que le berger Daphnis. Les malheurs que lui attira son peu de fidélité avoient passé en proverbe ; les bergers célebroient avec joie ou le bonheur de sa naissance, ou les charmes de sa personne, ou les cruels déplaisirs qui lui causerent enfin la mort. Dans les églogues de Virgile on trouve des noms fameux parmi les bergers.

Il résulte de ce détail, que ce genre de poésie est renfermé dans des bornes assez étroites : aussi les grands maîtres ont fait un petit nombre d’églogues. Les critiques n’en comptent que dix dans le recueil de Théocrite, & que sept ou huit dans celui de Virgile ; encore peut-on indiquer celles où le poëte latin a imité le poëte grec. En un mot, nous n’avons dans l’antiquité qu’un très-petit nombre d’églogues qu’on puisse nommer ainsi, suivant l’acception françoise de ce mot. Il y en a bien moins encore dans les auteurs modernes : car pour ceux qui croyent avoir fait une jolie églogue, lorsque dans une piece de vers à laquelle ils donnent ce titre, ils ont ingénieusement démêlé les mysteres du cœur, & manié avec finesse les sentimens & les maximes de la galanterie la plus délicate ; ils ont beau nommer bergers, les personnages qu’ils introduisent sur la scene ; ils n’ont

point fait une églogue, ils n’ont point rempli leur titre ; non plus qu’un peintre, qui ayant promis un paysage rustique, nous offriroit un tableau où il auroit peint avec soin les jardins de Marly, de Versailles, ou de Trianon, ne rempliroit point ce qu’il auroit promis.

Mais quoiqu’il soit très-difficile de bien traiter l’églogue, on est assez d’accord sur le genre du style qui lui convient. Il doit être simple, parce que les bergers parlent simplement ; il ne doit point être trop concis, parce que l’églogue reçoit les détails des petites choses, qui font partie du loisir de la campagne & du caractere des bergers ; ils peuvent par cette raison se permettre des digressions, parce que leurs momens ne sont point comptés, parce qu’ils joüissent d’un loisir tranquille, & qu’il s’agit ici de peindre leur vie. Concluons que le style bucolique doit être moins orné qu’élégant ; les pensées doivent être naïves, les images riantes ou touchantes, les comparaisons naturelles & tirées des choses les plus communes, les sentimens tendres & délicats, le tour simple, les vers libres, & leur cadence harmonieuse.

Théocrite a observé cette cadence dans presque tous les vers qui composent ses pieces bucoliques ; la variété infinie & l’harmonie des mots grecs, lui en donnoient la facilité. Virgile n’a pu mesurer ses vers avec la même exactitude ; parce que la langue latine n’est ni si féconde, ni si cadencée que la greque. La langue françoise est encore plus éloignée de cette cadence. L’italienne en approche davantage, & les églogues de leurs poëtes l’emportent à tous égards sur les nôtres. L’établissement de l’académie des Arcadiens à Rome, dont les commencemens sont de l’an 1690, a renouvellé dans l’Italie le goût de l’églogue, établie par Aquilano dans le xv. siecle, mais qui étoit abandonné. Cependant ils n’ont pû s’empêcher de faire parler leurs bergers avec un esprit, une finesse, une délicatesse qui n’est point dans le caractere pastoral.

Les François n’ont pas mieux réussi. Ronsard est fastidieux par son jargon & son pédantisme ; il fait faire dans une de ses églogues, l’éloge de Budée & de Vatable, par la bergere Margot : ces savans-là ne devoient point être de la connoissance de Margot. Il a suivi le mauvais goût de Clément Marot, le premier de nos poëtes qui ait composé des églogues, & il a saisi son ton en appellant Charles IX. Carlin, Henri II. Henriot, &c. En un mot il s’est rendu ridicule en fredonnant des idyles gothiques.

Et changeant, sans respect de l’oreille & du son,
Lycidas en Pierrot, & Phylis en Toinon. Desp.

Honorat de Beuil marquis de Racan, né en Touraine en 1589, l’un des premiers de l’académie françoise, mort en 1670, & M. de Segrais (Jean Renaud) né à Caën l’an 1624, décédé à Paris en 1701, sont les seuls qui, depuis le renouvellement de la poésie françoise par Malherbe, ayent connu en partie la nature du poëme bucolique. Les bergeries de l’un, & mieux encore les églogues de l’autre, sont avant celles de M. de Fontenelle, ce que nous avons de meilleur en ce genre, & cependant ce sont des ouvrages pleins de défauts. Si M. Despréaux les a loüés, ce n’est que par comparaison, & il étoit bien éloigné d’en être content. Il trouvoit que tous les auteurs ou avoient follement entonné la trompette, ou étoient abjects dans leur langage, ou se métamorphosoient en bergers imaginaires, entêtés de métaphysique amoureuse. Enfin convaincu qu’aucun poëte françois n’avoit saisi l’esprit, le génie, le caractere de l’églogue, il en a donné lui-même le véritable portrait, par lequel je terminerai cet article. Suivez, dit-il, pour vous éclairer de la nature de ce genre de poëme :