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que sa bergere veut qu’il l’apperçoive lorsqu’elle se cache.

Et fugit ad salices, & se cupit ante videri. Virg.

Il observe l’accueil qu’elle fait à son chien & à celui de son rival.

L’autre jour sur l’herbette
Mon chien vint te flater ;
D’un coup de ta houlette,
Tu sus bien l’écarter.
Mais quand le sien, cruelle,
Par hasard suit tes pas,
Par son nom tu l’appelles.
Non, tu ne m’aimes pas.

Combien de circonstances délicatement saisies dans ce reproche ! c’est ainsi que les bergers doivent développer tout leur cœur & tout leur esprit sur la passion qui les occupe davantage. Mais la liberté que leur en donne la Motte, ne doit pas s’étendre plus loin.

On demande quel est le degré de sentiment dont l’églogue est susceptible, & quelles sont les images dont elle aime à s’embellir.

L’abbé Desfontaines nous dit, en parlant des mœurs pastorales de l’ancien tems : « Le berger n’aimoit pas plus sa bergere, que ses brebis, ses pâturages & ses vergers. . . . & quoiqu’il y eût alors comme aujourd’hui des jaloux, des ingrats, des infideles, tout cela se pratiquoit au moins modérément » Quoi de plus positif que ce témoignage ? Il assûre de même ailleurs, « que l’hyperbolique est l’ame de la poésie. . . . . . que l’amour est fade & doucereux dans la Bérénice de Racine. . . . . qu’il ne seroit pas moins insipide dans le genre pastoral. . . . . . & qu’il ne doit y entrer qu’indirectement & en passant, de peur d’affadir le lecteur ». Tout cela prouve que ce traducteur de Virgile voyoit aussi loin dans les principes de l’art, que dans ceux de la nature.

Ecoutons M. de Fontenelle, & la Motte son disciple. « Les hommes (dit le premier) veulent être heureux, & ils voudroient l’être à peu de frais. Il leur faut quelque mouvement, quelque agitation ; mais un mouvement & une agitation qui s’ajuste, s’il se peut, avec la sorte de paresse qui les possede : & c’est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l’amour, pourvû qu’il soit pris d’une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, desespéré ; mais tendre, simple, délicat, fidele, & pour se conserver dans cet état, accompagné d’espérance : alors on a le cœur rempli, & non pas troublé, &c ».

« Nous n’avons que faire (dit la Motte) de changer nos idées pour nous mettre à la place des bergers amans. . . . . & à la scene & aux habits près, c’est notre portrait même que nous voyons. Le poëte pastoral n’a donc pas de plus sûr moyen de plaire, que de peindre l’amour, ses desirs, ses emportemens, & même son desespoir. Car je ne croi pas cet excès opposé à l’églogue : Et quoique ce soit le sentiment de M. de Fontenelle, que je regarderai toujours comme mon maître, je fais gloire encore d’être son disciple dans la grande leçon d’examiner, & de ne souscrire qu’à ce qu’on voit ». Nous citons ce dernier trait pour donner aux gens de lettres un exemple de noblesse & d’honnêteté dans la dispute. Examinons à notre tour lequel de ces deux sentimens doit prévaloir.

Que les emportemens de l’amour soient dans le caractere des bergers pris dans l’état d’innocence, c’est ce qu’il seroit trop long d’approfondir ; il faudroit pour cela distinguer les purs mouvemens de la nature, des écarts de l’opinion, & des rafinemens de la vanité. Mais en supposant que l’amour dans

son principe naturel soit une passion fougueuse & cruelle, n’est-ce pas perdre de vûe l’objet de l’églogue, que de présenter les bergers dans ces violentes situations ? La maladie & la pauvreté affligent les bergers comme le reste des hommes ; cependant on écarte ces tristes images de la peinture de leur vie. Pourquoi ? parce qu’on se propose de peindre un état heureux. La même raison doit en exclure les excès des passions. Si l’on veut peindre des hommes furieux & coupables, pourquoi les chercher dans les hameaux ? pourquoi donner le nom d’églogues à des scenes de tragédie ? Chaque genre a son degré d’intérêt & de pathétique : celui de l’églogue ne doit être qu’une douce émotion. Est-ce à dire pour cela qu’on ne doive introduire sur la scene que des bergers heureux & contens ? Non : l’amour des bergers a ses inquiétudes ; leur ambition a ses revers. Une bergere absente ou infidele, un vent du midi qui a flétri les fleurs, un loup qui enleve une brebis chérie, sont des objets de tristesse & de douleur pour un berger. Mais dans ses malheurs même on admire la douceur de son état. Qu’il est heureux, dira un courtisan, de ne souhaiter qu’un beau jour ! Qu’il est heureux, dira un plaideur, de n’avoir que des loups à craindre ! Qu’il est heureux, dira un souverain, de n’avoir que des moutons à garder !

Virgile a un exemple admirable du degré de chaleur auquel peut se porter l’amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie pastorale. C’est dommage que cet exemple ne soit pas honnête à citer.

L’amour a toûjours été la passion dominante de l’églogue, par la raison qu’elle est la plus naturelle aux hommes, & la plus familiere aux bergers. Les anciens n’ont peint de l’amour que le physique : sans doute en étudiant la nature, ils n’y ont trouvé rien de plus. Les modernes y ont ajoûté tous ces petits rafinemens, que la fantaisie des hommes a inventés pour leur supplice ; & il est au moins douteux que la Poésie ait gagné à ce mêlange. Quoi qu’il en soit, la froide galanterie n’auroit dû jamais y prendre la place d’un sentiment ingénu. Passons au choix des images.

Tous les objets que la nature peut offrir aux yeux des bergers, sont du genre de l’églogue. Mais la Motte a raison de dire, que quoique rien ne plaise que ce qui est naturel, il ne s’ensuit pas que tout ce qui est naturel doive plaire. Sur le principe déja posé que l’églogue est le tableau d’une condition digne d’envie, tous les traits qu’elle présente doivent concourir à former ce tableau. De-là vient que les images grossieres, ou purement rustiques, doivent en être bannies ; de-là vient que les bergers ne doivent pas dire, comme dans Théocrite : je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots qui mangent les raisins, &c. De-là vient que les pêcheurs de Sannazar sont d’une invention malheureuse ; la vie des pêcheurs n’offre que l’idée du travail, de l’impatience & de l’ennui. Il n’en est pas de même de la condition des laboureurs : leur vie, quoique pénible, présente l’image de la gaieté, de l’abondance, & du plaisir ; le bonheur n’est incompatible qu’avec un travail ingrat & forcé ; la culture des champs, l’espérance des moissons, la récolte des grains, les repas, la retraite, les danses des moissonneurs, présentent des tableaux aussi rians que les troupeaux & les prairies. Ces deux vers de Virgile en sont un exemple :

Testilis & rapido fessis messoribus ætu
Alia, serpillumque, herbas contundit olentes.

Qu’on introduise avec art sur la scene des bergers & des laboureurs, on verra quel agrément & quelle variété peuvent naître de ce mêlange.

Mais quelque art qu’on employe à embellir & à varier l’églogue, sa chaleur douce & tempérée ne