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peut soûtenir long-tems une action intéressante. Delà vient que les bergeries de Racan sont froides à la lecture, & le seroient encore plus au théatre ; quoique le style, les caracteres, l’action même de ces bergeries s’éloignent de la simplicité du genre pastoral. L’Aminte & le Pastor-fido, ces poëmes charmans, languiroient eux-mêmes, si les mœurs en étoient purement champêtres. L’action de l’églogue, pour être vive, ne doit avoir qu’un moment. La passion seule peut nourrir un long intérêt ; il se refroidit s’il n’augmente. Or l’intérêt ne peut augmenter à un certain point, sans sortir du genre de l’églogue, qui de sa nature n’est susceptible ni de terreur, ni de pitié.

Tout poëme sans dessein, est un mauvais poëme. La Motte, pour le dessein de l’églogue, veut qu’on choisisse d’abord une vérité digne d’intéresser le cœur & de satisfaire l’esprit, & qu’on imagine ensuite une conversation de bergers, ou un évenement pastoral, où cette vérité se développe. Nous tombons d’accord avec lui que suivant ce dessein on peut faire une églogue excellente, & que ce développement d’une vérité particuliere seroit un mérite de plus. Mais nous ajoûtons qu’il est une vérité générale, qui suffit au dessein & à l’intérêt de l’églogue. Cette vérité, c’est l’avantage d’une vie douce, tranquille & innocente, telle qu’on peut la goûter en se rapprochant de la nature, sur une vie mêlée de trouble, d’amertume & d’ennuis, telle que l’homme l’éprouve depuis qu’il s’est forgé de vains desirs, des intérêts chimériques, & des besoins factices. C’est ainsi, sans doute, que M. de Fontenelle a envisagé le dessein moral de l’églogue, lorsqu’il en a banni les passions funestes ; & si la Motte avoit saisi ce principe, il n’eût proposé ni de peindre dans ce poëme les emportemens de l’amour, ni d’en faire aboutir l’action à quelque vérité cachée. La fable doit renfermer une moralité : & pourquoi ? parce que le matériel de la fable est hors de toute vraissemblance. Voyez Fable. Mais l’églogue a sa vraissemblance & son intérêt en elle-même, & l’esprit se repose agréablement sur le sens littéral qu’elle lui présente, sans y chercher un sens mystérieux.

L’églogue en changeant d’objet, peut changer aussi de genre ; on ne l’a considérée jusqu’ici que comme le tableau d’une condition digne d’envie, ne pourroit-elle pas être aussi la peinture d’un état digne de pitié ? en seroit-elle moins utile ou moins intéressante ? elle peindroit d’après nature des mœurs grossieres & de tristes objets ; mais ces images, vivement exprimées, n’auroient-elles pas leur beauté, leur pathétique, & sur-tout leur bonté morale ? Ceux qui panchent pour ce genre naturel & vrai, se fondent sur ce principe, que tout ce qui est beau en peinture, doit l’être en poésie ; & que les paysans de Teniers ne le cedent en rien aux bergers de Pater, & aux galans de Vateau. Ils en concluent que Colin & Colette, Mathurin & Claudine, sont des personnages aussi dignes de l’églogue, dans la rusticité de leurs mœurs & la misere de leur état, que Daphnis & Timarete, Aminthe & Licidas, dans leur noble simplicité & dans leur aisance tranquille. Le premier genre sera triste, mais la tristesse & l’agrément ne sont point incompatibles. On n’auroit ce reproche à essuyer que des esprits froids & superficiels, espece de critiques qu’on ne doit jamais compter pour rien. Ce genre, dit-on, manqueroit de délicatesse & d’élégance ; pourquoi ? les paysans de la Fontaine ne parlent-ils pas le langage de la nature, & ce langage n’a-t-il point une élégante simplicité ? Quel est le critique qui trouvera trop recherché le castaneæ molles & pressi copia lactis de Virgile ? D’ailleurs ce langage inculte auroit du moins pour lui l’énergie de la vérité. Il y a peu de tableaux champêtres plus forts, plus intéressans pour l’imagination & pour l’ame, que ceux que la Fontaine

nous a peints dans la fable du paysan du Danube. En un mot il n’y a qu’une sorte d’objets qui doivent être bannis de la Poésie, comme de la Peinture : ce sont les objets dégoûtans, & la rusticité peut ne pas l’être. Qu’une bonne paysanne reprochant à ses enfans leur lenteur à puiser de l’eau, & à allumer du feu pour préparer le repas de leur pere, leur dise : « Savez-vous, mes enfans, que dans ce moment même votre pere, courbé sous le poids du jour, force une terre ingrate à produire de quoi vous nourrir ? Vous le verrez revenir ce soir accablé de fatigue & degouttant de sueur, &c. cette églogue sera aussi touchante que naturelle. »

L’églogue est un récit, ou un entretien, ou un mêlange de l’un & de l’autre : dans tous les-cas elle doit être absolue dans son plan, c’est-à-dire, ne laisser rien à desirer dans son commencement, dans son milieu ni dans sa fin : regle contre laquelle peche toute églogue, dont les personnages ne savent à quel propos ils commencent, continuent, ou finissent de parler. Voyez Dialogue.

Dans l’églogue en récit, ou c’est le poëte, ou c’est l’un de ses bergers qui raconte. Si c’est le poëte, il lui est permis de donner à son style un peu plus d’élégance & d’éclat : mais il n’en doit prendre les ornemens que dans les mœurs & les objets champêtres ; il ne doit être lui-même que le mieux instruit, & le plus ingénieux des bergers. Si c’est un berger qui raconte, le style & le ton de l’églogue en récit ne differe en rien du style & du ton de l’églogue dialoguée. Dans l’un & l’autre il doit être un tissu d’images familieres, mais choisies ; c’est-à-dire, ou gracieuses ou touchantes : c’est-là ce qui met les pastorales anciennes si fort au-dessus des modernes. Il n’est point de galerie si vaste, qu’un peintre habile ne pût orner avec une seule des églogues de Virgile.

C’est une erreur assez généralement répandue, que le style figuré n’est point naturel : en attendant que nous essayons de la détruire, relativement à la Poésie en général (Voyez Image), nous allons la combattre en peu de mots à l’égard de la poésie champêtre. Non-seulement il est dans la nature que le style des bergers soit figuré, mais il est contre toute vraissemblance qu’il ne le soit pas. Employer le style figuré, c’est à-peu-près, comme Lucain l’a dit de l’écriture,

Donner de l’ame aux corps, & du corps aux pensées ;


& c’est ce que fait naturellement un berger. Un ruisseau serpente dans la prairie ; le berger ne pénetre point la cause physique de ses détours : mais attribuant au ruisseau un penchant analogue au sien, il se persuade que c’est pour caresser les fleurs & couler plus long-tems au-tour d’elles, que le ruisseau s’égare & prolonge son cours. Un berger sent épanoüir son ame au retour de sa bergere ; les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment. Il a recours aux images sensibles : l’herbe que ranime la rosée, la nature renaissante au lever du soleil, les fleurs écloses au premier souffle du zéphir, lui prêtent les couleurs les plus vives pour exprimer ce qu’un métaphysicien auroit bien de la peine à rendre. Telle est l’origine du langage figuré, le seul qui convienne à la pastorale, par la raison qu’il est le seul que la nature ait enseigné.

Cependant autant que des images détachées sont naturelles dans le style, autant une allégorie continue y paroîtroit artificielle. La comparaison même ne convient à l’églogue, que lorsqu’elle semble se présenter sans qu’on la cherche, & dans des momens de repos. De-là vient que celle-ci manque de naturel, employée comme elle est dans une situation qui ne permet pas de parcourir tous ces rapports.