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pié, ou l’ordre perverti ; l’ouvrage estropié, si l’on remplit sa tâche selon le tems ; l’ordre perverti, si on la renvoye à quelqu’endroit écarté du dictionnaire.

Où est l’homme assez versé dans toutes les matieres, pour en écrire sur le champ, comme s’il s’en étoit long-tems occupé ? Où est l’éditeur qui aura les principes d’un auteur assez présens, ou des notions assez conformes aux siennes, pour ne tomber dans aucune contradiction ?

N’est-ce pas même un travail presqu’au-dessus de ses forces, que d’avoir à remarquer les contradictions qui se trouveront nécessairement entre les principes & les idées de ses associés ? S’il n’est pas de sa fonction de les lever quand elles sont réelles, il le doit au moins quand elles ne sont qu’apparentes : & dans le premier cas, peut-il être dispensé de les indiquer, de les faire sortir, d’en marquer la source, de montrer la route commune que deux auteurs ont suivie, & le point de division où ils ont commencé à se séparer ; de balancer leurs raisons ; de proposer des observations & des expériences pour & contre ; de désigner, le côté de la vérité, ou celui de la vraissemblance ? Il ne mettra l’ouvrage à-couvert du reproche, qu’en observant expressément que ce n’est pas le dictionnaire qui se contredit, mais les Sciences & les Arts qui ne sont pas d’accord. S’il alloit plus loin ; s’il résolvoit les difficultés, il seroit homme de génie : mais peut-on exiger d’un éditeur qu’il soit homme de génie ? Et ne seroit-ce pas une folie que de demander qu’il fût un génie universel ?

Une attention que je recommanderai à l’éditeur qui nous succédera, & pour le bien de l’ouvrage, & pour la sûreté de sa personne, c’est d’envoyer aux censeurs les feuilles imprimées, & non le manuscrit. Avec cette précaution, les articles ne seront ni perdus, ni dérangés, ni supprimés ; & le paraphe du censeur, mis au bas de la feuille imprimée, sera le garant le plus sûr qu’on n’a ni ajoûté, ni altéré, ni retranché, & que l’ouvrage est resté dans l’état où il a jugé à-propos qu’il s’imprimât.

Mais le nom & la fonction de censeur me rappellent une question importante. On a demandé s’il ne vaudroit pas mieux qu’une Encyclopédie fût permise tacitement, qu’expressément approuvée : ceux qui soûtenoient l’affirmative, disoient : « alors les auteurs joüiroient de toute la liberté nécessaire pour en faire un excellent ouvrage. Combien on y traiteroit de sujets importans ! les beaux articles que le droit public fourniroit ! Combien d’autres qu’on pourroit imprimer à deux colonnes, dont l’une établiroit le pour, & l’autre le contre ! L’historique seroit exposé sans partialité ; le bien loüé hautement ; le mal blâmé sans réserve ; les vérités assûrées ; les doutes proposés ; les préjugés détruits, & l’usage des renvois politiques fort restreint ». Leurs antagonistes répondoient simplement « qu’il valoit mieux sacrifier un peu de liberté, que de s’exposer à tomber dans la licence ; & d’ailleurs, ajoûtoient-ils, telle est la constitution des choses qui nous environnent, que si un homme extraordinaire s’étoit proposé un ouvrage aussi étendu que le nôtre, & qu’il lui eût été donné par l’Etre suprème de connoître en tout la vérité, il faudroit encore pour sa sécurité, qu’il lui fût assigné un point inaccessible dans les airs, d’où ses feuilles tombassent sur la terre ».

Puisqu’il est donc si à-propos de subir la censure littéraire, on ne peut avoir un censeur trop intelligent : il faudra qu’il sache se prêter au caractere général de l’ouvrage ; voir sans intérêt ni pusillanimité ; n’avoir de respect que pour ce qui est vraiment respectable ; distinguer le ton qui convient à chaque personne & à chaque sujet ; ne s’effaroucher ni des propos cyniques de Diogene, ni des termes techni-

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de Winston, ni des syllogismes d’Anaxagoras ; ne pas exiger qu’on réfute, qu’on affoiblisse ou qu’on supprime, ce qu’on ne raconte qu’historiquement ; sentir la différence d’un ouvrage immense & d’un in-douze ; & aimer assez la vérité, la vertu, le progrès de connoissances humaines & l’honneur de la nation, pour n’avoir en vûe que ces grands objets.

Voilà le censeur que je voudrois : quant à l’homme que je desirerois pour auteur, il seroit ferme, instruit, honnête, véridique, d’aucun pays, d’aucune secte, d’aucun état ; racontant les choses du moment où il vit, comme s’il en étoit à mille ans, & celles de l’endroit qu’il habite, comme s’il en étoit à deux mille lieues. Mais à un si digne collegue, qui faudroit-il pour éditeur ? Un homme doüé d’un grand sens, célebre par l’étendue de ses connoissances, l’élevation de ses sentimens & de ses idées, & son amour pour le travail : un homme aimé & respecté par son caractere domestique & public ; jamais enthousiaste, à moins que ce ne fût de la vérité, de la vertu, & de l’humanité.

Il ne faut pas imaginer que le concours de tant d’heureuses circonstances ne laissât aucune imperfection dans l’Encyclopédie : il y aura toûjours des défauts dans un ouvrage de cette étendue. On les reparera d’abord par des supplémens, à mesure qu’ils se découvriront : mais il viendra nécessairement un tems où le public demandera lui-même une refonte générale ; & comme on ne peut savoir à quelles mains ce travail important sera confié, il reste incertain si la nouvelle édition sera inférieure ou préférable à la précédente. Il n’est pas rare de voir des ouvrages considérables, revûs, corrigés, augmentés par des mal-adroits, dégénérer à chaque réimpression, & tomber enfin dans le mépris. Nous en pourrions citer un exemple récent, si nous ne craignions de nous abandonner au ressentiment, en croyant céder à l’intérêt de la vérité.

L’Encyclopédie peut aisément s’améliorer ; elle peut aussi aisément se détériorer. Mais le danger auquel il faudra principalement obvier, & que nous aurons prévû, c’est que le soin des éditions subséquentes ne soit pas abandonné au despotisme d’une société, d’une compagnie, quelle qu’elle puisse être. Nous avons annoncé, & nous en attestons nos contemporains & la postérité, que le moindre inconvénient qui put en arriver, ce seroit qu’on supprimât des choses essentielles ; qu’on multipliât à l’infini le nombre & le volume de celles qu’il faudroit supprimer ; que l’esprit de corps, qui est ordinairement petit, jaloux, concentré, infectât la masse de l’ouvrage ; que les Arts fussent négligés ; qu’une matiere d’un intérêt passager étouffât les autres ; & que l’Encyclopldie subît le sort de tant d’ouvrages de controverse. Lorsque les Catholiques & les Protestans, las de disputes & rassasiés d’injures, prirent le parti du silence & du repos ; on vit en un instant une foule de livres vantés, disparoître & tomber dans l’oubli, comme on voit tomber au fond d’un vaisseau, le sédiment d’une fermentation qui s’appaise.

Voilà les premieres idées qui se sont offertes à mon esprit sur le projet d’un Dictionnaire universel & raisonné de la connoissance humaine ; sur sa possibilité ; sa fin ; ses matériaux ; l’ordonnance générale & particuliere de ces matériaux ; le style ; la méthode ; les renvois ; la nomenclature ; le manuscrit ; les auteurs ; les censeurs ; les éditeurs, & le typographe.

Si l’on pese l’importance de ces objets, on s’appercevra facilement qu’il n’y en a aucun qui ne fournît la matiere d’un discours fort étendu ; que j’ai laissé plus de choses à dire que je n’en ai dites ; & que peut-être la prolixité & l’adulation ne seront pas au nombre des défauts qu’on pourra me reprocher.