Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quantité, parce que qui prouve le plus prouve le moins) ; une syllabe longue autorise souvent à supposer la contraction de deux voyelles, & même le retranchement d’une consonne intermédiaire. Je cherche l’étymologie de pinus ; & comme la premiere syllabe de pinus est longue, je suis porté à penser qu’elle est formée des deux premieres du mot picinus, dérivé de pix ; & qui seroit effectivement le nom du pin, si on avoit voulu le définir par la principale de ses productions. Je sai que l’x, le c, le g, toutes lettres gutturales, se retranchent souvent en latin, lorsqu’elles sont placées entre deux voyelles ; & qu’alors les deux syllabes se confondent en une seule, qui reste longue : maxilla, axilla, vexillum, texela, mala, ala, velum, tela.

14°. Ce n’est pas que ces syllabes contractées & réduites à une seule syllabe longue, ne puissent, en passant dans une autre langue, ou même par le seul laps de tems, devenir breves : aussi ces sortes d’inductions sur la quantité des syllabes, sur l’identité des voyelles, sur l’analogie des consonnes, ne peuvent guere être d’usage que lorsqu’il s’agit d’une dérivation immédiate. Lorsque les degrés de filiation se multiplient, les degrés d’altération se multiplient aussi à un tel point, que le mot n’est souvent plus reconnoissable. En vain prétendroit-on exclure les transformations de lettres en d’autres lettres très-éloignées. Il n’y a qu’à supposer un plus grand nombre d’altérations intermédiaires, & deux lettres qui ne pouvoient se substituer immédiatement l’une à l’autre, se rapprocheront par le moyen d’une troisieme. Qu’y a-t-il de plus éloigné qu’un b & une s ? cependant le b a souvent pris la place de l’v consonne ou du digamma éolique. Le digamma éolique, dans un très-grand nombre de mots adoptés par les Latins, a été substitué à l’esprit rude des Grecs, qui n’est autre chose que notre h, & quelquefois même à l’esprit doux ; témoin ἕσπερος, vesper, ἦρ, ver, &c. De son côté l’s a été substituée dans beaucoup d’autres mots latins, à l’esprit rude des Grecs ; ὑπὲρ, super, ἑξ, sex, ὗς, sus, &c. La même aspiration a donc pû se changer indifféremment en b & en s. Qu’on jette les yeux sur le Vocabulaire hagiologique de l’abbé Chatelain, imprimé à la tête du Dictionnaire de Menage, & l’on se convaincra par les prodigieux changemens qu’ont subi les noms des saints depuis un petit nombre de siecles, qu’il n’y a aucune étymologie, quelque bisarre qu’elle paroisse, qu’on ne puisse justifier par des exemples avérés ; & que par cette voie on peut, au moyen des variations intermédiaires multipliées à volonté, démontrer la possibilité du changement d’un son quelconque, en tout autre son donné. En effet, il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier coup d’œil, que celle de jour tirée de dies ; & il y en a peu d’aussi certaine. Qu’on réfléchisse de plus que la variété des métaphores entées les unes sur les autres, a produit des bisarreries peut-être plus grandes, & propres à justifier par conséquent des étymologies aussi éloignées par rapport au sens, que les autres le sont par rapport au son. Il faut donc avoüer que tout a pû se changer en tout, & qu’on n’a droit de regarder aucune supposition étymologique comme absolument impossible. Mais que faut-il conclure de-là ? qu’on peut se livrer avec tant de savans hommes à l’arbitraire des conjectures, & bâtir sur des fondemens aussi ruineux de vastes systèmes d’érudition ; ou bien qu’on doit regarder l’étude des étymologies comme un jeu puérile, bon seulement pour amuser des enfans ? Il faut prendre un juste milieu. Il est bien vrai qu’à mesure qu’on suit l’origine des mots, en remontant de degré en degré, les altérations se multiplient, soit dans la prononciation, soit dans les sons, parce que, excepté les seules inflexions grammaticales, chaque passage est une alté-

ration dans l’un & dans l’autre ; par conséquent la liberté de conjecturer s’étend en même raison. Mais cette liberté, qu’est-elle ? sinon l’effet d’une incertitude qui augmente toûjours. Cela peut-il empêcher qu’on ne puisse discuter de plus près les dérivations les plus immédiates, & même quelques autres étymologies qui compensent par l’accumulation d’un plus grand nombre de probabilités, la distance plus grande entre le primitif & le dérivé, & le peu de ressemblance entre l’un & l’autre, soit dans le sens, soit dans la prononciation. Il faut donc, non pas renoncer à rien savoir dans ce genre, mais seulement se résoudre à beaucoup ignorer. Il faut, puisqu’il y a des étymologies certaines, d’autres simplement probables, & quelques-unes évidemment fausses, étudier les caracteres qui distinguent les unes des autres, pour apprendre, sinon à ne se tromper jamais, du moins à se tromper rarement. Dans cette vûe nous allons proposer quelques regles de critique, d’après lesquelles on pourra vérifier ses propres conjectures & celles des autres. Cette vérification est la seconde partie & le complément de l’art étymologique.

Principes de critique pour apprécier la certitude des étymologies. La marche de la critique est l’inverse, à quelques égards, de celle de l’invention : toute occupée de créer, de multiplier les systèmes & les hypotheses, celle-ci abandonne l’esprit à tout son essor, & lui ouvre la sphere immense des possibles ; celle-là au contraire ne paroît s’étudier qu’à détruire, à écarter successivement la plus grande partie des suppositions & des possibilités ; à rétrécir la carriere, à fermer presque toutes les routes, & à les réduire, autant qu’il se peut, au point unique de la certitude & de la vérité. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille séparer dans le cours de nos recherches ces deux opérations, comme nous les avons séparées ici, pour ranger nos idées sous un ordre plus facile : malgré leur opposition apparente, elles doivent toûjours marcher ensemble dans l’exercice de la méditation ; & bien loin que la critique, en modérant sans cesse l’essor de l’esprit, diminue sa fécondité, elle l’empêche au contraire d’user ses forces, & de perdre un tems utile à poursuivre des chimeres : elle rapproche continuellement les suppositions des faits ; elle analyse les exemples, pour réduire les possibilités & les analogies trop générales qu’on en tire, à des inductions particulieres, & bornées à certaines circonstances : elle balance les probabilités & les rapports éloignés, par des probabilités plus grandes & des rapports plus prochains. Quand elle ne peut les opposer les uns aux autres, elle les apprécie ; où la raison de nier lui manque, elle établit la raison de douter. Enfin elle se rend très-difficile sur les caracteres du vrai, au risque de le rejetter quelquefois, pour ne pas risquer d’admettre le faux avec lui. Le fondement de toute la critique est un principe bien simple, que toute vérité s’accorde avec tout ce qui est vrai ; & que réciproquement ce qui s’accorde avec toutes les vérités, est vrai : de-là il suit qu’une hypothese imaginée pour expliquer un effet, en est la véritable cause, toutes les fois qu’elle explique toutes les circonstances de l’effet, dans quelque détail qu’on analyse ces circonstances, & qu’on développe les corollaires de l’hypothèse. On sent aisément que l’esprit humain ne pouvant connoître qu’une très-petite partie de la chaîne qui lie tous les êtres, ne voyant de chaque effet qu’un petit nombre de circonstances frappantes, & ne pouvant suivre une hypothèse que dans ses conséquences les moins éloignées, le principe ne peut jamais recevoir cette application complette & universelle, qui nous donneroit une certitude du même genre que celle des Mathématiques. Le hasard a pû tellement combiner un certain nom-