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regle ses recherches, ses examens, & ses jugemens. Il est certain que la remémoration suivie & volontaire dépend de la liaison intime que les idées ont entr’elles, & que cette appréhension consécutive est suscitée & dirigée par l’intérêt même que nous causent les sensations ; car c’est l’intérêt qui rend l’esprit attentif aux liaisons par lesquelles il passe d’une sensation à une autre. Si l’idée actuelle d’un fusil intéresse relativement à la chasse, l’esprit est aussi-tôt affecté de l’idée de la chasse ; si elle l’intéresse relativement à la guerre, il sera affecté de l’idée de la guerre, & ne pensera pas à la chasse. Si l’idée de la guerre l’intéresse relativement à un ami qui a été tué à la guerre, il pense aussi-tôt à cet ami. Si l’idée de son ami l’intéresse relativement à un bienfait qu’il en a reçû, il sera dans l’instant affecté de l’idée de ce bienfait, &c. Ainsi chaque sensation en rappelle une autre, par les rapports qu’elles ont ensemble, & par l’intérêt qu’elles reveillent ; ensorte que l’induction & l’ordre de la remémoration ne sont que les effets des sensations mêmes.

La contemplation ou l’examen n’est qu’une remémoration volontaire, dirigée par quelque doute intéressant : alors l’esprit ne peut se décider qu’après avoir acquis par les différentes sensations qui lui sont rappellées, les connoissances dont il a besoin pour s’instruire, ou pour appercevoir le résultat ou la totalité des avantages ou des desavantages, qui peuvent, dans les délibérations, le décider ou le déterminer à acquiescer ou à se désister.

La conception ou la combinaison des idées ou sensations qui affectent en même tems l’esprit, & qui l’intéressent assez pour fixer son attention aux unes & aux autres, n’est qu’une remémoration simultanée, & une contemplation soûtenue par l’intérêt que ces sensations lui causent. Alors toutes ces sensations concourent, par les rapports intéressans & instructifs que l’esprit y apperçoit, à former un jugement ou une décision ; mais cette décision sera plus ou moins juste, selon que l’esprit a saisi ou apperçû plus ou moins exactement l’accord & le produit qui doivent résulter de ces sensations. L’être sensitif n’a donc encore, dans tous ces exercices, d’autre fonction que celle de découvrir dans ses sensations, ce que les sensations qui l’intéressent lui font elles mêmes appercevoir ou sentir exactement & distinctement.

On a de la peine à comprendre comment le méchanisme corporel de la mémoire fait renaître régulierement à l’ame, selon son attention, les sensations par lesquelles elle exerce dans la remémoration ses fonctions intellectuelles. Cependant ce méchanisme de la mémoire peut devenir intelligible, en le comparant à celui de la vision. Les rayons de lumiere qui frappent l’œil en même tems, peuvent faire voir d’un même regard une multitude innombrable d’objets, quoique l’ame n’apperçoive distinctement, dans chaque instant, que ceux qui fixent son attention. Mais aussi-tôt qu’elle est déterminée de même par son attention vers d’autres objets, elle les apperçoit distinctement, & se détache de ceux qu’elle voyoit auparavant. Ainsi, de tous les rayons de lumiere qui partent des objets, & qui se réunissent sur l’œil, il n’y en a que fort peu qui ayent leur effet par rapport à la vision actuelle : mais comme ils sont tous également en action sur l’œil, ils peuvent tous également se prêter dans l’instant à l’attention de l’ame, & lui procurer distinctement des sensations qu’elle n’avoit pas, ou qu’elle n’avoit que confusément auparavant. Les radiations des esprits animaux établies par l’usage des sens dans les nerfs, & qui forment un confluent au siége de l’ame où elles sont toûjours en action, peuvent de même procurer à l’ame, selon son attention, toutes les sensa-

tions qu’elle reçoit, ou ensemble, ou successivement

dans l’exercice de la remémoration.

23°. Que les sensations successives que nous pouvons recevoir par l’usage des sens & de la mémoire, se correspondent ou se réunissent les unes aux autres, conformément à la représentation des objets corporels qu’elles nous indiquent. Si j’ai une sensation représentative d’un morceau de glace, je suis assûré que si je touche cette glace, j’aurai une sensation de dureté ou de résistance, & une sensation de froid.

24°. Qu’il y a entre les sensations & les objets, & entre les sensations mêmes, des rapports certains & constans, qui nous instruisent sûrement des rapports que les objets ont entr’eux, & des rapports qu’il y a entre ces objets & nous ; que la sensation, par exemple, que nous avons d’un corps en mouvement, change continuellement de relations à l’égard des sensations que nous avons aussi des corps qui environnent ce corps qui est en mouvement, & que par son mouvement, ce même corps produit dans les autres corps des effets conformes aux sensations que nous avons de ces corps ; c’est-à-dire que nous sommes assûrés par l’expérience que les corps agissent les uns sur les autres, conformément aux sensations que nous avons de leur grosseur, de leur figure, de leur pesanteur, de leur consistance, de leur souplesse, de leur rigidité, de leur proximité ou de leur éloignement, de la vîtesse & de la direction de leur mouvement ; qu’un corps moû, par exemple, cédera à l’action d’un corps dur & fort pesant qui appuyera sur lui ; qu’un corps mû rapidement cassera un corps fragile qu’il rencontrera ; qu’un corps dur & aigu percera un corps tendre contre lequel il sera poussé fortement ; qu’un corps chaud me causera une sensation de chaleur, &c. Ensorte qu’il y a une correspondance certaine entre les corps & les sensations qu’ils nous procurent, entre nos sensations & les divers effets que les corps peuvent opérer les uns sur les autres, & entre les sensations présentes & les sensations qui peuvent naître en nous par tous les différens mouvemens & les différens effets des corps : d’où résulte une évidence ou une certitude de connoissances à laquelle nous ne pouvons nous refuser, & par laquelle nous sommes continuellement instruits des sensations agréables que nous pouvons nous procurer, & des sensations desagréables que nous voulons éviter. C’est dans cette correspondance que consistent, dans l’ordre naturel, les regles de notre conduite, nos intérêts, notre science, notre bonheur, notre malheur, & les motifs qui forment & dirigent nos volontés.

25°. Que nous distinguons les sensations que nous retenons, ou qui nous sont rappellées par la mémoire, de celles que nous recevons par l’usage actuel des sens. C’est par la distinction de ces deux sortes de sensations que nous jugeons de la présence des objets qui affectent actuellement nos sens, & de l’absence de ceux qui nous sont rappellés par la mémoire. Ces deux sorte, de sensations nous affectent différemment, lorsque les sens & la mémoire agissent ensemble régulierement pendant la veille ; ainsi nous les distinguons sûrement par la maniere dont les unes & les autres nous affectent en même tems. Mais pendant le sommeil, lorsque nous rêvons, nous ne recevons des sensations que par la mémoire dont l’exercice est en grande partie intercepté, & nous n’avons pas, par l’usage actuel des sens, de sensations opposées à celles que nous recevons par la mémoire ; celles-ci fixent toute l’attention de l’esprit, & le tiennent dans l’illusion, de maniere qu’il croit appercevoir les objets mêmes de ses sensations.

26°. Que dans le concours de l’exercice des sens & de l’exercice de la mémoire, nous sommes affec-