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tés par les sensations que nous retenons, ou qui nous sont rappellées par la mémoire, de maniere que nous reconnoissons que nous avons déjà eu ces sensations ; ensorte qu’elles nous instruisent du passé, qu’elles nous indiquent l’avenir, qu’elles nous font appercevoir la durée successive de notre existence & celle des objets de nos sensations, & qu’elles nous assûrent que nous les avons toutes reçûes primitivement par l’usage des sens, & par l’entremise des objets qu’elles nous rappellent, & qui ont agi sur nos sens. En effet nous éprouvons continuellement, par l’exercice alternatif des sens & de la mémoire sur les mêmes objets, que la mémoire ne nous trompe pas, lorsque nous nous ressouvenons que ces objets nous sont connus par la voie des sens. La mémoire, par exemple, me rappelle fréquemment le ressouvenir du lit qui est dans ma chambre, & ce ressouvenir est vérifié par l’usage de mes sens toutes les fois que j’entre dans cette chambre. Mes sens m’assûrent donc alors de la fidélité de ma mémoire, & il n’y a réellement que l’exercice de mes sens qui puisse m’en assûrer : ainsi l’exercice de nos sens est le principe de toute certitude, & le fondement de toutes nos connoissances. La certitude de la mémoire dans laquelle consiste toute notre intelligence, ne peut donc être prouvée que par l’exercice des sens. Ainsi les causes sensibles qui agissent sur nos sens, & qui sont les objets de nos sensations, sont eux-mêmes les objets de nos connoissances, & la source de notre intelligence, puisque ce sont eux qui nous procurent les sensations par lesquelles nous sommes assûrés de l’existence & de la durée de notre être sensitif, & de l’évidence de nos raisonnemens. En effet, c’est par la mémoire que nous connoissons notre existence successive ; & c’est par le retour des sensations que nous procurent les objets sensibles, par l’exercice actuel des sens, que nous sommes assûrés de la fidélité de notre mémoire. Ces objets sont donc la source de toute évidence.

27°. Que la mémoire ou la faculté qui rappelle ou fait renaître les sensations, n’appartient pas essentiellement à l’être sensitif ; que c’est une faculté ou cause corporelle & conditionnelle, qui consiste dans l’organisation des corps des animaux : car la mémoire peut être troublée, affoiblie, ou abolie par les maladies ou dérangemens de ces corps.

28°. Que l’intelligence de l’être sensitif est assujettie aux différens états de perfection & d’imperfection de la mémoire.

29°. Que les rêves, les délires, la folie, l’imbécillité, ne consistent que dans l’exercice imparfait de la mémoire. Un homme couché à Paris, qui rêve qu’il est à Lyon, qu’il y voit la chapelle de Versailles, qu’il parle au vicomte de Turenne, est dans l’oubli de beaucoup d’idées qui dissiperoient ses erreurs : il ne se ressouvient pas alors qu’il s’est couché le soir à Paris, qu’il est dans son lit, qu’il est privé de la lumiere du jour, que la chapelle de Versailles est fort éloignée de Lyon, que le vicomte de Turenne est mort, &c. Ainsi sa mémoire qui lui rappelle Lyon, la chapelle de Versailles, le vicomte de Turenne, est alors en partie en exercice & en partie interceptée : mais à son réveil, & aussi-tôt que sa mémoire est en plein exercice, il reconnoît toutes les absurdités de son rêve.

Il en est de même du délire & de la folie : car ces états de déréglement des fonctions de l’esprit, ne consistent aussi que dans l’absence ou privation d’idées intermédiaires dont on ne se ressouvient pas, ou qui ne sont pas rappellées régulierement par le méchanisme de la mémoire. Dans la folie de cet homme, qui se croyoit le pere éternel, la mémoire ne lui rappelloit point, ou foiblement, les connoissances de son pere, de sa mere, de son enfance,

de sa constitution humaine, qui auroient pû prévenir ou dissiper une idée si absurde & si dominante, rappellée fortement & fréquemment par la memoire. Toute prévention opiniâtre dépend de la même cause, c’est-à-dire d’un déréglement ou d’une imperfection du méchanisme de la mémoire, qui ne rappelle pas régulierement, & avec une égale force, les idées qui doivent concourir ensemble à produire & à régler nos jugemens. Les écarts de l’esprit, dans les raisonnemens de bonne foi, ne consistent encore que dans une privation d’idées intermédiaires oubliées ou méconnues ; & alors nous ne nous appercevons pas même que ces connoissances nous manquent.

L’imbécillité dépend aussi de la mémoire, dont l’exercice est si lent & si défectueux, que l’intelligence ne peut être que très-bornée & très-imparfaite.

Le déréglement moral, qui est une espece de folie, résulte d’un méchanisme à-peu-près semblable : car lorsque le méchanisme des sens & de la mémoire cause quelques sensations affectives, trop vives & trop dominantes, ces sensations forment des goûts, des passions, des habitudes, qui subjuguent la raison ; on n’aspire à d’autre bonheur qu’à celui de satisfaire des goûts dominans & des passions pressantes. Ceux qui ont le malheur d’être, par la mauvaise organisation de leur corps, livrés à des sentimens ou sensations affectives, trop vives ou habituelles, s’abandonnent à des déréglemens de conduite, que leur raison ni leur intérêt bien entendu ne peuvent réprimer. Leur intelligence n’est uniquement occupée qu’à découvrir les ressources & les moyens de satisfaire leurs passions. Ainsi le déréglement moral est toûjours accompagné du déréglement d’intelligence.

30°. Que la mémoire peut nous rappeller les sensations dans un autre ordre & sous d’autres formes, que nous ne les avons reçûes par l’usage des sens.

Les Peintres qui représentent des tritons, des nayades, des sphynx, des lynx, des centaures, des satyres, réunissent, par la mémoire, des parties de corps humain à des parties de corps de bêtes, & forment des objets imaginaires. Les Physiciens qui entreprennent d’expliquer des phénomenes dont le méchanisme est inconnu, se représentent des enchaînemens de causes & d’effets, dont ils se forment des idées représentatives du méchanisme de ces phénomenes, lesquelles n’ont pas plus de réalité que celles des tritons & des nayades.

31°. Que les sensations changées ou variées, ou diversement combinées par la mémoire, ne produisent que des idées factices, formées de sensations que nous avons déjà reçûes par l’usage des sens. C’est pourquoi les Poëtes n’ont pû nous représenter le Tartare, les Champs elysées, les Dieux, les Puissances infernales, &c. que sous des formes corporelles ; parce qu’il n’y a pas d’autres idées représentatives, que celles que nous avons reçûes par la voie des sens. Il en est de même de toutes les abstractions morales : telles sont les idées abstraites factices de bonheur, de malheur, de passions en général ; elles ne sont compréhensibles que par le secours des sensations affectives que nous avons éprouvées par l’usage des sens. Il en est de même encore de toutes les abstractions relatives, morales, ou physiques : telles sont la bonté, la clémence, la justice, la cruauté, l’estime, le mépris, l’aversion, l’amitié, la complaisance, la préférence, le plus, le moins, le meilleur, le pire, &c. car elles tiennent & se rapportent toutes à des objets corrélatifs sensibles. La bonté, par exemple, tient à ceux qui font du bien, & se rapporte à ceux qui le reçoivent, & aux bienfaits qui sont les effets de la bonté. Or tous ces objets ne sont connus que par les sensations, & c’est de ces objets même que se tire l’i-