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Un homme avoit perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut : plein de la bonne dame,
Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.

Lafontaine évite avec soin tout ce qui a l’air de la plaisanterie ; s’il lui en échappe quelque trait, il a grand soin de l’émousser :

A ces mots l’animal pervers,
C’est le serpent que je veux dire.


Voilà une excellente épigramme, & le poëte s’en seroit tenu là, s’il avoit voulu être fin ; mais il vouloit être, ou plûtôt il étoit naïf : il a donc achevé,

C’est le serpent que je veux dire,
Et non l’homme : on pourroit aisément s’y tromper.

De même dans ces vers qui terminent la fable du rat solitaire,

Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce rat si peu secourable ?
Un moine ? non ; mais un dervis,


il ajoûte :

Je suppose qu’un moine est toûjours charitable.

La finesse du style consiste à se laisser deviner ; la naïveté, à dire tout ce qu’on pense.

Lafontaine nous fait rire, mais à ses dépens, & c’est sur lui-même qu’il fait tomber le ridicule. Quand pour rendre raison de la maigreur d’une belette, il observe qu’elle sortoit de maladie : quand pour expliquer comment un cerf ignoroit une maxime de Salomon, il nous avertit que ce cerf n’étoit pas accoûtumé de lire : quand pour nous prouver l’expérience d’un vieux rat, & les dangers qu’il avoit courus, il remarque qu’il avoit même perdu sa queue à la bataille : quand pour nous peindre la bonne intelligence des chiens & des chats, il nous dit :

Ces animaux vivoient entr’eux comme cousins ;
Cette union si douce, & presque fraternelle,
Edifioit tous les voisins,


nous rions, mais de la naïveté du poëte, & c’est à ce piége si délicat que se prend notre vanité.

L’oracle de Delphes avoit, dit-on, conseillé à Esope de prouver des vérités importantes par des contes ridicules. Esope auroit mal entendu l’oracle, si au lieu d’être risible il s’étoit piqué d’être plaisant.

Cependant comme ce n’est pas uniquement à nous amuser, mais sur-tout à nous instruire, que la fable est destinée, l’illusion doit se terminer au développement de quelque vérité utile : nous disons au développement, & non pas à la preuve ; car il faut bien observer que la fable ne prouve rien. Quelque bien adapté que soit l’exemple à la moralité, l’exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; & l’on sait que du particulier au général il n’y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une vérité connue par elle-même, & à laquelle on n’ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L’exemple contenu dans la fable, en est l’indication & non la preuve ; son but est d’avertir, & non de convaincre ; de diriger l’attention, & non d’entraîner le consentement ; de rendre enfin sensible à l’imagination ce qui est évident à la raison : mais pour cela il faut que l’exemple mene droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque ; & c’est ce que les plus grands maîtres semblent avoir oublié quelquefois :

La vérité doit naître de la fable.


La Mothe l’a dit & l’a pratiqué, il ne le cede même à personne dans cette partie : comme elle dépend de la justesse & de la sagacité de l’esprit, & que la Mothe avoit supérieurement l’une & l’autre, le sens

moral de ses fables est presque toûjours bien saisi, bien déduit, bien préparé. Nous en exceptons quelques-unes, comme celle de l’estomac, celle de l’araignée & du pelican. L’estomac patit de ses fautes, mais s’ensuit-il que chacun soit puni des siennes ? Le même auteur a fait voir le contraire dans la fable du chat & du rat. Entre le pélican & l’araignée, entre Codrus & Néron l’alternative est-elle si pressante qu’hésiter ce fût choisir ? & à la question, lequel des deux voulez-vous imiter ? n’est-on pas fondé à répondre, ni l’un ni l’autre ? Dans ces deux fables la moralité n’est vraie que par les circonstances, elle est fausse dès qu’on la donne pour un principe général.

La Fontaine s’est plus négligé que la Mothe sur le choix de la moralité ; il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable, soit qu’il affecte cette incertitude pour cacher jusqu’au bout le dessein qu’il avoit d’instruire ; soit qu’en effet il se soit livré d’abord à l’attrait d’un tableau favorable à peindre, bien sûr que d’un sujet moral il est facile de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n’est pas toûjours également heureuse ; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, & amenée par un chemin de fleurs ; mais quelquefois aussi commune, fausse ou mal déduite. Par exemple, de ce qu’un gland, & non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s’ensuit-il que tout soit bien ?

Jupin pour chaque état mit deux tables au monde ;
L’adroit, le vigilant & le fort sont assis
A la premiere, & les petits
Mangent leur reste à la seconde.


Rien n’est plus vrai ; mais cela ne suit point de l’exemple de l’araignée & de l’hirondelle : car l’araignée, quoiqu’adroite & vigilante, ne laisse pas de mourir de faim. Ne seroit-ce point pour déguiser ce défaut de justesse, que dans les vers que nous avons cités, Lafontaine n’oppose que les petits à l’adroit, au vigilant & au fort ? S’il eût dit le foible, le négligent & le mal-adroit, on eût senti que les deux dernieres de ces qualités ne conviennent point à l’araignée. Dans la fable des poissons & du berger, il conseille aux rois d’user de violence : dans celle du loup déguisé en berger, il conclut,

Quiconque est loup, agisse en loup.

Si ce sont-là des vérités, elles ne sont rien moins qu’utiles aux mœurs. En général, le respect de Lafontaine pour les anciens, ne lui a pas laissé la liberté du choix dans les sujets qu’il en a pris ; presque toutes ses beautés sont de lui, presque tous ses défauts sont des autres. Ajoûtons que ses défauts sont rares, & tous faciles à éviter, & que ses beautés sans nombre sont peut-être inimitables.

Nous aurions beaucoup à dire sur sa versification, où les pédans n’ont sû relever que des négligences, & dont les beautés ravissent d’admiration les hommes de l’art les plus exercés, & les hommes de gout les plus délicats ; mais pour développer cette partie avec quelqu’étendue, nous renvoyons à l’article Vers.

Du reste, sans aucun dessein de loüer ni de critiquer, ayant à rendre sensibles par des exemples les perfections & les défauts de l’art, nous croyons devoir puiser ces exemples dans les auteurs les plus estimables, pour deux raisons, leur célébrité & leur autorité, sans toutefois manquer dans nos critiques aux égards que nous leur devons ; & ces égards consistent à parler de leurs ouvrages avec une impartialité sérieuse & décente, sans fiel & sans dérision ; méprisables recours des esprits vuides & des ames basses. Nous avons reconnu dans la Mothe une invention ingénieuse, une composition réguliere, beaucoup de justesse & de sagacité. Nous avons pro-