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on ne peut le conserver avec trop de soin, ni le mettre trop tôt dans le cas de compter sur un long fermage ; en prolongeant ses espérances, on lui inspire presque le goût de propriété ; goût plus actif que tout autre, parce qu’il unit la vanité à l’intérêt.

Il ne faut que connoître l’effet naturel de l’habitude, pour sentir qu’une ferme devient chere à un laboureur, à proportion du tems qu’il en joüit, & de ce qu’elle s’améliore entre ses mains. On s’attache à ses propres soins, à ses inquiétudes, aux dépenses qu’on a faites. Tout ce qui a été pour nous l’objet d’une occupation constante, devient celui d’un intérêt vif. Lorsque par toutes ces raisons une ferme est devenue en quelque sorte le patrimoine d’un laboureur, il est certain que le propriétaire pourroit en attendre des augmentations considérables, s’il vouloit user tyranniquement de son droit ; mais outre qu’il seroit mal d’abuser d’un sentiment honnête imprimé par la nature, on doit encore par intérêt être très réservé sur les augmentations. Quoique le fermier paroisse se prêter à ce qu’on exige, il est à craindre qu’il ne se décourage ; sa langueur ameneroit la ruine de la ferme. Le véritable intérêt se trouve ici d’accord avec l’équité naturelle ; peut-être ce concours est-il plus fréquent qu’on ne croit.

Loin de décourager un fermier par des augmentations rigoureuses, un propriétaire éclairé doit entrer dans des vûes d’amélioration, & ne point se refuser aux dépenses qui y contribuent. S’il voit, par exemple, que son fermier veuille augmenter son bétail, qu’il n’hésite pas à lui en faciliter les moyens. C’est ainsi qu’il pourra acquérir le droit d’exiger dans la suite des augmentations qui ne seront point onéreuses au fermier, & qui seront même offertes par lui.

Nous ne saurions trop le répéter, l’Agriculture ne peut avoir des succès étendus, & généralement intéressans, que par la multiplication des bestiaux. Ce qu’ils rendent à la terre par l’engrais, est infiniment au-dessus de ce qu’elle leur fournit pour leur subsistance.

J’ai actuellement sous les yeux une ferme, dont les terres sont bonnes, sans être du premier ordre. Elles étoient il y a quatre ans entre les mains d’un fermier qui les labouroit assez bien, mais qui les fumoit très-mal, parce qu’il vendoit ses pailles, & nourrissoit peu de bétail. Ces terres ne rapportoient que trois à quatre septiers de blé par arpent dans les meilleures années. Il s’est ruiné, & on l’a contraint de remettre sa ferme à un cultivateur plus industrieux. Tout a changé de face ; la dépense n’a point été épargnée ; les terres encore mieux labourées qu’elles n’étoient, ont de plus été couvertes de troupeaux & de fumier. En deux ans elles ont été améliorées du point de rapporter dix septiers de blé par arpent, & d’en faire espérer plus encore pour la suite. Ce succès sera répété toutes les fois qu’il sera tenté. Multiplions nos troupeaux, nous doublerons presque nos récoltes en tout genre. Puisse cette utile persuasion frapper également les fermiers & les propriétaires ! Si elle devenoit active & générale, si elle étoit encouragée, nous verrions bien-tôt l’Agriculture faire des progrès rapides ; nous lui devrions l’abondance avec tous ses effets. On verroit la matiere du Commerce augmentée, le paysan plus robuste & plus courageux, la population rétablie, les impôts payés sans peine, l’état plus riche, & le peuple plus heureux. Cet article est de M. Le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles.

Fermes du Roi, (Bail des) Finances. En général, une ferme est un bail ou loüage que l’on fait d’un fonds, d’un héritage, d’un droit quelconque, moyennant un certain prix, une certaine redevance que l’on paye tous les ans au propriétaire, qui, pour

éviter le danger de recevoir beaucoup moins, abandonne l’espérance de toucher davantage, préférant, par une compensation qui s’accorde aussi bien avec la justice qu’avec la raison, une somme fixe & bornée, mais dégagée de tout embarras, à des sommes plus considérables achetées par les soins de la manutention, & par l’incertitude des évenemens.

Il ne s’agit dans cet article que des droits du Roi, que l’on est dans l’usage d’affermer ; & sur ce sujet on a souvent demandé laquelle des deux méthodes est préférable, d’affermer les revenus publics, ou de les mettre en Régie : le célebre auteur de l’esprit des lois en a même fait un chapitre de son ouvrage ; & quoiqu’il ait eu la modestie de le mettre en question, on n’apperçoit pas moins de quel côté panche l’affirmative par les principes qu’il pose en faveur de la régie. On va les reprendre ici successivement, pour se mettre en état de s’en convaincre ou de s’en éloigner ; & si l’on se permet de les combattre, ce ne sera qu’avec tout le respect que l’on doit au sentiment d’un si grand homme : un philosophe n’est point subjugué par les grandes réputations, mais il honore les génies sublimes & les vrais talens.

Premier principe de M. le président de Montesquieu.

« La régie est l’administration d’un bon pere de famille, qui leve lui-même avec économie & avec ordre ses revenus ».

Observations. Tout se réduit à savoir si dans la régie il en coûte moins au peuple que dans la ferme ; & si le peuple payant tout autant d’une façon que de l’autre, le prince reçoit autant des régisseurs que des fermiers : car s’il arrive dans l’un ou dans l’autre cas (quoique par un inconvénient différent) que le peuple soit surchargé, poursuivi, tourmenté, sans que le souverain reçoive plus dans une hypothèse que dans l’autre ; si le régisseur fait perdre par sa négligence, ce que l’on prétend que le fermier gagne par exaction, la ferme & la régie ne seront-elles pas également propres à produire l’avantage de l’état, dès que l’on voudra & que l’on saura bien les gouverner ? Peut-être néanmoins pourroit-on penser avec quelque fondement, que dans le cas d’une bonne administration il seroit plus facile encore d’arrêter la vivacité du fermier, que de hâter la lenteur de ceux qui régissent, c’est-à-dire qui prennent soin des intérêts d’autrui.

Quant à l’ordre & à l’économie, ne peut-on pas avec raison imaginer qu’ils sont moins bien observés dans les régies que dans les fermes, puisqu’ils sont confiés, savoir, l’ordre à des gens qui n’ont aucun intérêt de le garder dans la perception ; l’économie à ceux qui n’ont aucune raison personnelle d’épargner les frais du recouvrement : c’est une vérité dont l’expérience a fourni plus d’une fois la démonstration.

Le souverain qui pourroit percevoir par lui-même, seroit sans contredit un bon pere de famille, puisqu’en exigeant ce qui lui seroit dû, il seroit bien sûr de ne prendre rien de trop. Mais cette perception, praticable pour un simple particulier & pour un domaine de peu d’étendue, est impossible pour un roi ; & dès qu’il agit, comme il y est obligé, par un tiers, intermédiaire entre le peuple & lui, ce tiers, quel qu’il soit, régisseur ou fermier, peut intervertir l’ordre admirable dont on vient de parler, & les grands principes du gouvernement peuvent seuls le rétablir & le réhabiliter. Mais ce bon ordre qui dépend de la bonne administration, ne peut-il pas avoir lieu pour la ferme comme pour la régie, en réformant dans l’une & dans l’autre les abus dont chacune est susceptible en particulier ?

Second principe de M. de Montesquieu.

« Par la régie le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples ».