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Cependant il faut convonir que dans un royaume fort étendu, les bonnes terres doivent être préférées pour la culture du blé, parce que cette culture est fort dispendieuse ; plus les terres sont ingrates, plus elles exigent de dépenses, & moins elles peuvent par leur propre valeur dédommager le laboureur.

En supposant donc qu’on bornât en France la culture du blé aux bonnes terres, cette culture pourroit se réduire à trente millions d’arpens, dont dix seroient chaque année ensemencés en blé, dix en avoine, & dix en jachere.

Dix millions d’arpens de bonnes terres bien cultivées ensemencées en blé, produiroient, année commune, au moins six septiers par arpent, semence prélevée ; ainsi les dix millions d’arpens donneroient soixante millions de septiers.

Cette quantité surpasseroit de dix-huit millions de septiers le produit de nos récoltes actuelles de blé. Ce surcroît vendu à l’étranger dix-sept livres le septier seulement, à cause de l’abondance, les dix-huit millions de septiers produiroient plus de trois cents millions ; & il resteroit encore 20 ou 30 millions d’arpens de nos terres, non compris les vignes, qui seroient employés à d’autres cultures.

Le surcroît de la récolte en avoine & menus grains qui suivent le blé, seroit dans la même proportion ; il serviroit avec le produit de la culture des terres médiocres, à l’augmentation du profit sur les bestiaux.

On pourroit même présumer que le blé qu’on porteroit à l’étranger se vendroit environ vingt livres le septier prix commun, le commerce du blé étant libre ; car depuis Charles IX. jusqu’à la fin du regne de Louis XIV. les prix communs, formés par dixaines d’années, ont varié depuis 20 jusqu’à 30 livres de notre monnoie d’aujourd’hui ; c’est-à-dire environ depuis le tiers jusqu’à la moitié de la valeur du marc d’argent monnoyé ; la livre de blé qui produit une livre de gros pain, valoit environ un sou, c’est-à-dire deux sous de notre monnoye actuelle.

En Angleterre le blé se vend environ vingt-deux livres, prix commun ; mais, à cause de la liberté du commerce, il n’y a point eu de variations excessives dans le prix des différentes années ; la nation n’essuie ni disettes ni non-valeurs. Cette régularité dans les prix des grains est un grand avantage pour le soûtien de l’agriculture ; parce que le laboureur n’étant point obligé de garder ses grains, il peut toûjours par le produit annuel des récoltes, faire les dépenses nécessaires pour la culture.

Il est étonnant qu’en France dans ces derniers tems le blé soit tombé si fort au-dessous de son prix ordinaire, & qu’on y éprouve si souvent des disettes : car depuis plus de 30 ans le prix commun du blé n’a monté qu’à 17 liv. dans ce cas le bas prix du blé est de onze à treize livres. Alors les disettes arrivent facilement à la suite d’un prix si bas, dans un royaume où il y a tant de cultivateurs pauvres ; car ils ne peuvent pas attendre les tems favorables pour vendre leur grain ; ils sont même obligés, faute de débit, de faire consommer une partie de leur blé par les bestiaux pour en tirer quelques profits. Ces mauvais succès les découragent ; la culture & la quantité du blé diminuent en même tems, & la disette survient.

C’est un usage fort commun parmi les laboureurs, quand le blé est à bas prix, de ne pas faire battre les gerbes entierement, afin qu’il reste beaucoup de grain dans le fourrage qu’ils donnent aux moutons ; par cette pratique ils les entretiennent gras pendant l’hyver & au printems, & ils tirent plus de profit de la vente de ces moutons que de la vente du blé. Ainsi il est facile de comprendre, par cet usage, pourquoi les disettes surviennent lorsqu’il arrive de mauvaises années.

On estime, année commune, que les récoltes pro-

duisent du blé environ pour deux mois plus que la

consommation d’une année : mais l’estimation d’une année commune est établie sur les bonnes & les mauvaises récoltes, & on suppose la conservation des grains que produisent de trop les bonnes récoltes. Cette supposition étant fausse, il s’ensuit que le blé doit revenir fort cher quand il arrive une mauvaise récolte ; parce que le bas prix du blé dans les années précédentes, a déterminé le cultivateur à l’employer pour l’engrais des bestiaux, & lui a fait négliger la culture : aussi a-t-on remarqué que les années abondantes, où le blé a été à bas prix, & qui sont suivies d’une mauvaise année, ne préservent pas de la disette. Mais la cherté du blé ne dédommage pas alors le pauvre laboureur, parce qu’il en a peu à vendre dans les mauvaises années. Le prix commun qu’on forme des prix de plusieurs années n’est pas une regle pour lui ; il ne participe point à cette compensation qui n’existe que dans le calcul à son égard.

Pour mieux comprendre le dépérissement indispensable de l’agriculture, par l’inégalité excessive des prix du blé, il ne faut par perdre de vûe les dépenses qu’exige la culture du blé.

Une charrue de quatre forts chevaux cultive quarante arpens de blé, & quarante arpens de menus grains qui se sement au mois de Mars.

Un fort cheval bien occupé au travail consommera, étant nourri convenablement, quinze septiers d’avoine par an ; le septier à dix livres, les quinze septiers valent cent cinquante livres : ainsi la dépense en avoine pour quatre chevaux est 600 liv.
On ne compte point les fourrages, la récolte les fournit, & ils doivent être consommés à la ferme pour fournir les fumiers.
Les frais de charron, de bourrelier, de cordages, de toile, du maréchal, pour les socs, le serrage, les essieux de charrette, les bandes des roues, &c. 250
Un charretier pour nourriture & gages, ci 300
Un valet manouvrier, ci 200
On ne compte pas les autres domestiques occupés aux bestiaux & à la basse-cour, parce que leurs occupations ne concernent pas précisément le labourage, & que leur dépense doit se trouver sur les objets de leur travail.
On donne aux chevaux du foin de pré, ou du foin de prairies artificielles ; mais les récoltes que produit la culture des grains fournissent du fourrage à d’autres bestiaux ; ce qui dédommage de la dépense de ces foins.
Le loyer des terres, pour la récolte des blés, est de deux années ; l’arpent de terre étant affermé huit livres, le fermage de deux années pour quarante arpens est 640
La taille, gabelle, & autres impositions montant à la moitié du loyer, est 320
Les frais de moisson, 4 liv. & d’engrangemens, 1 liv. 10 s. font 5 l. 10 s. par arpent de blé ; c’est pour quarante arpens 220
Pour le battage, quinze sols par septier de blé ; l’arpent produisant six septiers, c’est pour quarante arpens 180
Pour les intérêts du fonds des dépenses d’achat de chevaux, charrues, charrettes, & autres avances foncieres qui périssent, lesquelles, distraction faite de bestiaux, peuvent être estimées trois mille livres, les intérêts sont au moins 300
Faux frais & petits accidens, 200

Total pour la culture de 40 arpens, 3220 liv.