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C’est par arpent de blé environ quatre-vingt liv. de dépense, & chaque arpent de blé peut être estimé porter six septiers & demi, mesure de Paris : c’est une récolte passable, eu égard à la diversité des terres bonnes & mauvaises d’une ferme, aux accidens, aux années plus ou moins avantageuses. De six septiers & demi que rapporte un arpent de terre, il faut en déduire la semence ; ainsi il ne reste que cinq septiers & dix boisseaux pour le fermier. La sole de quarante arpens produit des blés de différente valeur ; car elle produit du seigle, du méteil, & du froment pur. Si le prix du froment pur étoit à seize livres le septier, il faudroit réduire le prix commun de ces différens blés à quatorze livres : le produit d’un arpent seroit donc quatre-vingt-une liv. treize sols ; ainsi quand la tête du blé est à seize livres le septier, le cultivateur retire à peine ses frais, & il est exposé aux tristes évenemens de la grêle, des années stériles, de la mortalité des chevaux, &c.

Pour estimer les frais & le produit des menus grains qu’on seme au mois de Mars, nous les réduirons tous sur le pié de l’avoine ; ainsi en supposant une sole de quarante arpens d’avoine, & en observant qu’une grande partie des dépenses faites pour le blé, sert pour la culture de cette sole, il n’y a à compter de plus que

Le loyer d’une année de quarante arpens, qui est 320 liv.
La part de la taille, gabelle, & autres impositions qui retombent sur cette sole, 160
Les frais de récolte, 80
Le battage, 80
Faux frais, 50
Total, 690
Ces frais partagés à quarante arpens, sont pour chaque arpent 18 liv. 5 s. Un arpent produit environ deux septiers, semence prélevée ; le septier, mesure d’avoine, à 10 liv. c’est 20 liv. par arpent.
Les frais du blé pour quarante arpens, sont 3220
Les frais des menus grains sont 690
Total, 3910
Le produit du blé est 3266
Le produit des menus grains est 800
Total, 4066

Ainsi le produit total du blé & de l’avoine n’excede alors que de 150 liv. les frais dans lesquels on n’a point compris sa nourriture ni son entretien pour sa famille & pour lui. Il ne pourroit satisfaire à ces besoins essentiels que par le produit de quelques bestiaux, & il resteroit toûjours pauvre, & en danger d’être ruiné par les pertes : il faut donc que les grains soient à plus haut prix, pour qu’il puisse se soûtenir & établir ses enfans.

Le métayer qui cultive avec des bœufs, ne recueille communément que sur le pié du grain cinq ; c’est trois septiers & un tiers par arpent : il faut en retrancher un cinquieme pour la semence. Il partage cette recolte par moitié avec le propriétaire, qui lui fournit les bœufs, les friches, les prairies pour la nourriture des bœufs, le décharge du loyer des terres, lui fournit d’ailleurs quelques autres bestiaux dont il partage le profit. Ce métayer avec sa famille cultive lui-même, & évite les frais des domestiques, une partie des frais de la moisson, & les frais de battage : il fait peu de dépense pour le bourrelier & le maréchal, &c. Si ce métayer cultive trente arpens de blé chaque année, il recueille communément pour sa part environ trente ou trente-cinq septiers, dont il consomme la plus grande partie

pour sa nourriture & celle de sa famille : le reste est employé à payer sa taille, les frais d’ouvriers qu’il ne peut pas éviter, & la dépense qu’il est obligé de faire pour ses besoins & ceux de sa famille. Il reste toûjours très-pauvre ; & même quand les terres sont médiocres, il ne peut se soûtenir que par les charrois qu’il fait à son profit. La taille qu’on lui impose est peu de chose en comparaison de celle du fermier, parce qu’il recueille peu, & qu’il n’a point d’effets à lui qui assûrent l’imposition : ses recoltes étant très-foibles, il a peu de fourrages pour la nourriture des bestiaux pendant l’hyver ; ensorte que ses profits sont fort bornés sur cette partie, qui dépend essentiellement d’une bonne culture.

La condition du propriétaire n’est pas plus avantageuse ; il retire environ 15 boisseaux par arpent, au lieu d’un loyer de deux années que lui payeroit un fermier : il perd les intérêts du fonds des avances qu’il fournit au métayer pour les bœufs. Ces bœufs consomment les soins de ses prairies, & une grande partie des terres de ses domaines reste en friche pour leur pâturage ; ainsi son bien est mal cultivé & presqu’en non-valeur. Mais quelle diminution de produit, & quelle perte pour l’état !

Le fermier est toûjours plus avantageux à l’état, dans les tems mêmes où il ne gagne pas sur ses recoltes, à cause du bas prix des grains ; le produit de ses dépenses procure du moins dans le royaume un accroissement annuel de richesses réelles. A la vérité cet accroissement de richesses ne peut pas continuer, lorsque les particuliers qui en font les frais n’en retirent point de profit, & souffrent même des pertes qui diminuent leurs facultés. Si on tend à favoriser par le bon marché du blé les habitans des villes, les ouvriers des manufactures, & les artisans, on desole les campagnes, qui sont la source des vraies richesses de l’état : d’ailleurs ce dessein réussit mal. Le pain n’est pas la seule nourriture des hommes ; & c’est encore l’agriculture, lorsqu’elle est protégée, qui procure les autres alimens avec abondance.

Les citoyens, en achetant la livre de pain quelques liards plus cher, dépenseroient beaucoup moins pour satisfaire à leurs besoins. La police n’a de pouvoir que pour la diminution du prix du blé, en empêchant l’exportation ; mais le prix des autres denrées n’est pas de même à sa disposition, & elle nuit beaucoup à l’aisance des habitans des villes, en leur procurant quelque légere épargne sur le blé, & en détruisant l’agriculture. Le beurre, le fromage, les œufs, les légumes, &c. sont à des prix exorbitans, ce qui enchérit à proportion les vêtemens & les autres ouvrages des artisans dont le bas peuple a besoin. La cherté de ces denrées augmente le salaire des ouvriers. La dépense inévitable & journaliere de ces mêmes ouvriers deviendroit moins onéreuse, si les campagnes étoient peuplées d’habitans occupés à élever des volailles, à nourrir des vaches, à cultiver des feves, des haricots, des pois, &c.

Le riche fermier occupe & soûtient le paysan ; le paysan procure au pauvre citoyen la plûpart des denrées nécessaires aux besoins de la vie. Par-tout où le fermier manque & où les bœufs labourent la terre, les paysans languissent dans la misere ; le métayer qui est pauvre ne peut les occuper : ils abandonnent la campagne, ou bien ils y sont réduits à se nourrir d’avoine, d’orge, de blé noir, de pommes de terre, & d’autres productions de vil prix qu’ils cultivent eux-mêmes, & dont la récolte se fait peu attendre. La culture du blé exige trop de tems & de travail ; ils ne peuvent attendre deux années pour obtenir une récolte. Cette culture est réservée an fermier qui en peut faire les frais, ou au métayer qui est aidé par le propriétaire, & qui d’ailleurs est une