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Quelles situations ! quels caracteres ! quels contrastes !

Les talens vulgaires se persuadent que la fiction par excellence consiste à employer dans la composition les divinités de la fable, & que hors de la Mythologie, il n’y a point d’invention. Sur ce principe, ils couvrent leurs toiles de cuisses de Nymphes & d’épaules de Tritons. Mais que les hommes de génie se nourrissent de l’Histoire ; qu’ils étudient la vérité noble & touchante de la nature dans ses momens passionnés ; qu’au lieu de s’épuiser sur la froide continence de Scipion, ou sur le sommeil d’Alexandre, qui ne dit rien, ils recueillent, pour exprimer la mort de Socrate, le jugement de Brutus, la clemence d’Auguste, les traits sublimes & touchans qui doivent former ces tableaux ; ils seront surpris de se sentir élever au-dessus d’eux-mêmes, & plus surpris encore d’avoir consumé des années précieuses & de rares talens, à peindre des sujets stériles, tandis que mille objets, d’une fécondité merveilleuse & d’un intérêt universel, offroient à leur pinceau de quoi enflammer leur génie. Se peut-il, par exemple, que ce vers de Corneille :

Cinna, tu t’en souviens, & veux m’assassiner !


n’excite pas l’émulation de tous les peintres qui ont de l’ame ? Et pourquoi les peintres qui ont fait souvent une galerie de la vie d’un homme, n’en feroient-ils pas d’une seule action ? un tableau n’a qu’un moment, une action en a quelquefois cent où l’on verroit l’intérêt croître par gradation sur la toile. La scene de Cinna, que nous venons de citer, en est un exemple.

On a senti dans tous les Arts combien peu intéressante devroit être l’imitation servile d’une nature défectueuse & commune ; mais on a trouvé plus facile de l’exagérer que de l’embellir ; & de-là le second genre de fiction que nous avons annoncé.

L’exagération fait ce qu’on appelle le merveilleux de la plûpart des poëmes, & ne consiste guere que dans des additions arithmétiques, de masse, de force & de vîtesse. Ce sont les géans qui entassent les montagnes, Polipheme & Cacus qui roulent des rochers, Camille qui court sur la pointe des épis, &c. On voit que le génie le plus foible va renchérir aisément dans cette partie sur Homere & sur Virgile. Dès qu’on a secoüé le joug de la vraissemblance, & qu’on s’est affranchi de la regle des proportions, l’exagéré ne coûte plus rien. Mais si dans le physique il observe les gradations de la perspective, si dans le moral il observe les gradations des idées, si dans l’un & l’autre il présente les plus belles proportions de la nature idéale ou réelle, qu’il se propose d’imiter, il n’est plus distingué du parfait que par un mérite de plus, & alors ce n’est pas la nature exagérée, c’est la nature réduite à ses dimensions par le lointain. Ainsi les statues colossales d’Apollon, de Jupiter, de Néron, &c. pouvoient être des ouvrages ou merveilleux ou méprisables ; merveilleux, si dans leur point de vûe ils rendoient la belle nature ; méprisables, s’ils n’avoient pour mérite que leur énorme grandeur.

Mais c’est sur-tout dans le moral & dans son mélange avec le physique, qu’il est difficile de passer les bornes de la nature sans altérer les proportions. On a fait des dieux qui soûlevoient les flots, qui enchaînoient les vents, qui lançoient la foudre, qui ébranloient l’olympe d’un mouvement de leur sourcil, &c. tout cela étoit facile. Mais il a fallu proportionner des ames à ces corps, & c’est à quoi Homere & presque tous ceux qui l’ont suivi ont échoüé. Nous ne connoissons que le satan de Milton dont l’ame & le corps soient faits l’un pour l’autre : & comment observer constamment dans ces composés

surnaturels la gradation des essences ? il est bien aisé à l’homme d’imaginer des corps plus étendus, plus forts, plus agiles que le sien. La nature lui en fournit les matériaux & les modeles ; encore lui est-il échappé bien des absurdités, même dans le merveilleux physique ; mais combien plus dans le moral ? L’homme ne connoît d’ame que la sienne ; il ne peut donner que ses facultés, ses sentimens & ses idées, ses passions, ses vices & ses vertus au colosse qu’il anime. Un ancien a dit d’Homere, au rapport de Strabon : il est le seul qui ait vû les dieux ou qui les ait fait voïr. Mais, de bonne foi, les a-t-il entendus ou fait entendre ? or c’étoit-là le grand point ; & c’est ce défaut de proportion du physique au moral dans le merveilleux d’Homere, qui a donné tant d’avantage aux philosophes qui l’ont attaqué.

On ne cesse de dire que la philosophie est un mauvais juge en fait de fiction ; comme si l’étude de la nature desséchoit l’esprit & refroidissoit l’ame. Qu’on ne confonde pas l’esprit métaphysique avec l’esprit philosophique ; le premier veut voir ses idées toutes nues, le second n’exige de la fiction que de les vêtir décemment. L’un réduit tout à la précision rigoureuse de l’analyse & de l’abstraction ; l’autre n’assujettit les arts qu’à leur vérité hypothétique. Il se met à leur place, il donne dans leur sens, il se pénetre de leur objet, & n’examine leurs moyens que relativement à leurs vûes. S’ils franchissent les bornes de la nature, il les franchit avec eux ; ce n’est que dans l’extravagant & l’absurde qu’il refuse de les suivre : il veut, pour parler le langage d’un philosophe (l’abbé Terrasson), que la fiction & le merveilleux suivent le fil de la nature ; c’est-à-dire, qu’ils agrandissent les proportions sans les altérer, qu’ils augmentent les forces sans déranger le méchanisme, qu’ils élevent les sentimens & qu’ils étendent les idées sans en renverser l’ordre, la progression ni les rapports. L’usage de l’esprit philosophique dans la poësie & dans les beaux arts, consiste à en bannir les disparates, les contrariétés, les dissonnances ; à vouloir que les peintres & les poëtes ne bâtissent pas en l’air des palais de marbre avec des voûtes massives, de lourdes colonnes, & des nuages pour bases ; à vouloir que le char qui enleve Hercule dans l’olympe, ne soit pas fait comme pour rouler sur des rochers ou dans la boue : que les diables, pour tenir leur conseil, ne se construisent pas un pandemonium, qu’ils ne fondent pas du canon pour tirer sur les anges, &c. & quand toutes ces absurdités auront été bannies de la poésie & de la peinture, le génie & l’art n’auront rien perdu. En un mot, l’esprit qui condamne ces fictions extravagantes, est le même qui observe, pénetre, développe la nature : cet esprit lumineux & profond n’est que l’esprit philosophique, le seul capable d’apprécier l’imitation, puisqu’il connoît seul le modele.

Mais, nous dira-t-on, s’il n’est possible à l’homme de faire penser & parler ses dieux qu’en hommes, que reprocherez-vous aux poëtes ? d’avoir voulu faire des dieux, comme nous allons leur reprocher d’avoir voulu faire des monstres.

Il n’est rien que les peintres & les poëtes n’ayent imaginé pour intéresser par la surprise ; & la même stérilité qui leur a fait exagérer la nature au lieu de l’embellir, la leur a fait défigurer en décomposant les especes. Mais ils n’ont pas été plus heureux à imiter ses erreurs qu’à étendre ses limites. La fiction qui produit le monstrueux, semble avoir eu la superstition pour principe, les écarts de la nature pour exemple, & l’allégorie pour objet. On croyoit aux sphinx, aux sirenes, aux satyres ; on voyoit que la nature elle-même confondoit quelquefois dans ses productions les formes & les facultés des especes différentes ; & en imitant ce mélange, on rendoit sen-