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à la voie des armes, qu’il s’agisse de la chose de la plus grande importance, comme de sa propre conservation.

Il faut que l’on ait au-moins quelque apparence probable de réussir dans ses justes projets ; car ce seroit une témérité, une pure folie, que de s’exposer à une destruction totale, & se jetter dans les plus grands maux, pour ne pas en sacrifier de moindres.

Il faut enfin qu’il y ait une nécessité absolue de prendre les armes, c’est-à-dire qu’on ne puisse employer aucun autre moyen légitime pour obtenir ce qu’on a droit de demander, ou pour se mettre à couvert des maux dont on est menacé.

Je n’ai rien à ajoûter sur la justice des armes ; on la déguise avec tant d’art, que l’on a quelquefois bien de la peine à découvrir la vérité : de plus, chaque souverain porte ses prétentions si loin, que la raison parvient rarement à les modérer : mais quelles que soient leurs vûes & leurs démarches, toute guerre, dit Cicéron, qui ne se fait pas pour la défense, pour le salut de l’état, ou pour la foi donnée, n’est qu’une guerre illégitime.

Quant aux suites de la prise des armes, il est vrai qu’elles dépendent du tems, des lieux, des personnes, de mille événemens imprévûs, qui variant sans cesse, ne peuvent être déterminés. Mais il n’en est pas moins vrai, qu’aucun souverain ne devroit entreprendre de guerres, qu’après avoir reconnu dans sa conscience qu’elles sont justes, nécessaires au bien public, indispensables, & qu’en même tems il y a plus à espérer qu’a craindre dans l’événement auquel il s’expose.

Non-seulement ce sont-là des principes de prudence & de religion, mais les lois de la sociabilité & de l’amour de la paix ne permettent pas aux hommes de suivre d’autres maximes. C’est un devoir indispensable aux souverains de s’y conformer ; la justice du gouvernement les y oblige par une suite de la nature même, & du but de l’autorité qui leur est confiée ; ils sont obligés d’avoir un soin particulier des biens & de la vie de leurs sujets ; le sang du peuple ne veut être verse que pour sauver ce même peuple dans les besoins extrêmes ; malheureusement les conseils flateurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l’avidité qui se couvre de vains prétextes, le faux honneur de prouver sa puissance, les alliances, les engagemens insensibles qu’on a contractés par les suggestions des courtisans & des ministres, entraînent presque toûjours les rois dans des guerres où ils hasardent tout sans nécessité, épuisent leurs provinces, & font autant de mal à leurs pays & à leurs sujets, qu’à leurs propres ennemis.

Suppose cependant, qu’une guerre ne soit entreprise qu’à l’extrémité pour un juste sujet, pour celui de sa conservation, il faut encore qu’en la faisant on reste dans les termes de la justice, & qu’on ne pousse pas les actes d’hostilité au delà de leurs bornes & de leurs besoins absolus. Grotius, en traitant cette matiere, établit trois regles, qui peuvent servir à faire comprendre en peu de mots quelle est l’étendue des droits de la guerre, & jusqu’où ils peuvent être portés légitimement.

La premiere regle, c’est que tout ce qui a une liaison moralement nécessaire avec le but d’une guerre juste, doit être permis, & rien davantage. En effet, il seroit inutile d’avoir droit de faire une chose, si l’on ne pouvoit se servir des moyens nécessaires pour en venir à bout ; mais il seroit fou de penser, que pour défendre ses droits on se crût tout loisible & tout légitime.

Seconde regle. Le droit qu’on a contre un ennemi, & que l’on poursuit par les armes, ne doit pas être considéré uniquement par rapport au sujet qui fait commencer la guerre, mais encore par rapport aux

nouvelles choses qui surviennent durant le cours de la guerre, tout de même qu’en justice une partie acquiert souvent un nouveau droit pendant le cours du procès ; c’est-là le fondement du droit qu’on a d’agir contre ceux qui se joignent à notre ennemi, soit qu’ils dépendent de lui ou non.

Troisieme regle. Il y a bien des choses, qui, quoiqu’illicites d’ailleurs, deviennent permises & nécessaires dans la guerre, parce qu’elles en sont des suites inévitables, & qu’elles arrivent contre notre intention & sans un dessein formel ; ainsi, par exemple, pour avoir ce qui nous appartient, on a droit de prendre une chose qui vaut davantage, si l’on ne peut pas prendre précisément autant qu’il nous est dû, sous l’obligation néanmoins de rendre la valeur de l’excédent de la dette. On peut canonner un vaisseau plein de corsaires, quoique dans ce vaisseau il se trouve quelques hommes, quelques femmes, quelques enfans, ou autres personnes innocentes qui courent risque d’être enveloppés dans la ruine de ceux que l’on veut & que l’on peut faire périr avec justice.

Telle est l’étendue du droit que l’on a contre un ennemi en vertu de l’état de guerre : cet état anéantissant par lui-même l’état de société, quiconque se déclare notre ennemi les armes à la main, nous autorise à agir contre lui par des actes d’hostilité, de dégât, de destruction, & de mort.

Il est certain qu’on peut tuer innocemment un ennemi qui a ses armes à la main, je dis innocemment aux termes de la justice extérieure & qui passe pour telle chez toutes les nations, mais encore selon la justice intérieure, & les lois de la conscience. En effet, le but de la guerre demande nécessairement que l’on ait ce pouvoir ; autrement ce seroit en vain que l’on prendroit les armes pour sa conservation, & que les lois de la nature le permettroient. Par la même raison les lois de la guerre permettent d’endommager les biens de l’ennemi, & de les détruire, parce qu’il n’est point contraire à la nature de dépouiller de son bien une personne à qui l’on peut ôter la vie. Enfin, tous ces actes d’hostilité subsistent sans injustice, jusqu’à ce qu’on se soit mis à l’abri des dangers dont l’ennemi nous menaçoit, ou qu’on ait recouvré ce qu’il nous avoit injustement enlevé.

Mais quoique ces maximes soient vraies en vertu du droit rigoureux de la guerre, la loi de nature met néanmoins des bornes à ce droit ; elle veut que l’on considere, si tels ou tels actes d’hostilité contre un ennemi sont dignes de l’humanité ou même de la générosité ; ainsi tant qu’il est possible, & que notre défense & notre sureté pour l’avenir le permettent, il faut toûjours tempérer par ces sentimens si naturels & si justes les maux que l’on fait à un ennemi.

Pour ce qui est des voies mêmes que l’on emploie légitimement contre un ennemi, il est sûr que la terreur & la force ouverte dont on se sert, sont le caractere propre de la guerre : on peut encore mettre en œuvre l’adresse, la ruse, & l’artifice, pourvû qu’on le fasse sans perfidie ; mais on ne doit pas violer les engagemens qu’on a contractés, soit de bouche ou autrement.

Les lois militaires de l’Europe n’autorisent point à ôter la vie de propos délibéré aux prisonniers de guerre, ni à ceux qui demandent quartier, ni à ceux qui se rendent, moins encore aux vieillards, aux femmes, aux enfans, & en général à aucun de ceux qui ne sont ni d’un âge, ni d’une profession à porter les armes, & qui n’ont d’autre part à la guerre, que de se trouver dans le pays ou dans le parti ennemi.

A plus forte raison les droits de la guerre ne s’étendent pas jusqu’à autoriser les outrages à l’honneur des femmes ; car une telle conduite ne contribue point à notre défense, à notre sûreté, ni au maintien