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c’est un phénomene que le vulgaire n’ose contempler d’un œil fixe ; il admire, il se prosterne ; mais le sage n’est point ébloui ; il découvre les taches de ce prétendu corps lumineux, & voit que ce qu’on appelle sa lumiere, n’est rien qu’un éclat réfléchi, superficiel & passager.

La gloire fondée sur un merveilleux funeste, fait une impression plus durable ; & à la honte des hommes, il faut un siecle pour l’effacer : telle est la gloire des talens supérieurs, appliqués au malheur du monde.

Le genre de merveilleux le plus funeste, mais le plus frappant, fut toûjours l’éclat des conquêtes. Il va nous servir d’exemple, pour faire voir aux hommes combien il est absurde d’attacher la gloire aux causes de leurs malheurs.

Vingt mille hommes dans l’espoir du butin, en ont suivi un seul au carnage. D’abord un seul homme à la tête de vingt mille hommes déterminés & dociles, intrépides & soumis, a étonné la multitude. Ces milliers d’hommes en ont égorgé, mis en fuite, ou subjugué un plus grand nombre. Leur chef a eu le front de dire, j’ai combattu, je suis vainqueur ; & l’Univers a répété, il a combattu, il est vainqueur : de-là le merveilleux & la gloire des conquêtes.

Savez-vous ce que vous faites, peut-on demander à ceux qui célebrent les conquérans ? Vous applaudissez à des gladiateurs qui s’exerçant au milieu de vous, se disputent le prix que vous reservez à qui vous portera les coups les plus sûrs & les plus terribles. Redoublez d’acclamations & d’éloges. Aujourd’hui ce sont les corps sanglans de vos voisins qui tombent épars dans l’arene ; demain ce sera votre tour.

Telle est la force du merveilleux sur les esprits de la multitude. Les opérations productrices sont la plûpart lentes & tranquilles ; elles ne nous étonnent point. Les opérations destructives sont rapides & bruyantes ; nous les plaçons au rang des prodiges. Il ne faut qu’un mois pour ravager une province ; il faut dix ans pour la rendre fertile. On admire celui qui l’a ravagée ; à peine daigne-t-on penser à celui qui la rend fertile. Faut-il s’étonner qu’il se fasse tant de grands maux & si peu de grands biens ?

Les peuples n’auront-ils jamais le courage ou le bon sens de se réunir contre celui qui les immole à son ambition effrénée, & de lui dire d’un côté comme les soldats de César :

Liceat discedere, Cæsar,
A rabie scelerum. Quæris terrâque marique
His ferrum jugulis. Animas effundere viles,
Quolibet hoste, paras
. (Lucan.)


De l’autre côté, comme le Scythe à Alexandre : « Qu’avons-nous à démêler avec toi ? Jamais nous n’avons mis le pié dans ton pays. N’est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois d’ignorer qui tu es & d’où tu viens » ?

N’y aura-t-il pas du-moins une classe d’hommes assez au-dessus du vulgaire, assez sages, assez courageux, assez éloquens, pour soûlever le monde contre ses oppresseurs, & lui rendre odieuse une gloire barbare ?

Les gens de Lettres déterminent l’opinion d’un siecle à l’autre ; c’est par eux qu’elle est fixée & transmise ; en quoi ils peuvent être les arbitres de la gloire, & par conséquent les plus utiles des hommes ou les plus pernicieux.

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longâ
Nocte : carent quia vate sacro
. (Horat.)

Abandonnée au peuple, la vérité s’altere & s’obscurcit par la tradition ; elle s’y perd dans un délu-

ge de fables. L’héroïque devient absurde en passant

de bouche en bouche : d’abord on l’admire comme un prodige ; bien-tôt on le méprise comme un conte suranné, & l’on finit par l’oublier. La saine postérité ne croit des sicles reculés, que ce qu’il a plû aux écrivains célebres.

Louis XII. disoit : « Les Grecs ont fait peu de choses, mais ils ont ennobli le peu qu’ils ont fait par la sublimité de leur éloquence. Les François ont fait de grandes choses & en grand nombre ; mais ils n’ont pas sû les écrire. Les seuls Romains ont eu le double avantage de faire de grandes choses, & de les célébrer dignement ». C’est un roi qui reconnoît que la gloire des nations est dans les mains des gens de Lettres.

Mais, il faut l’avoüer, ceux-ci ont trop souvent oublié la dignité de leur état ; & leurs éloges prostitués aux crimes heureux, ont fait de grands maux à la terre.

Demandez à Virgile quel étoit le droit des Romains sur le reste des hommes, il vous répond hardiment,

Parcere subjectis, & debellare superbos.

Demandez à Solis ce qu’on doit penser de Cortès & de Montezuma, des Mexiquains & des Espagnols ; il vous répond que Cortès étoit un héros, & Montezuma un tyran ; que les Mexiquains étoient des barbares, & les Espagnols des gens de bien.

En écrivant on adopte un personnage, une patrie ; & il semble qu’il n’y ait plus rien au monde, ou que tout soit fait pour eux seuls. La patrie d’un sage est la terre, son héros est le genre humain.

Qu’un courtisan soit un flateur, son état l’excuse en quelque sorte & le rend moins dangereux. On doit se défier de son témoignage ; il n’est pas libre : mais qui oblige l’homme de Lettres à se trahir lui-même & ses semblables, la nature & la vérité ?

Ce n’est pas tant la crainte, l’intérêt, la bassesse, que l’ébloüissement, l’illusion, l’enthousiasme, qui ont porté les gens de Lettres à décerner la gloire aux forfaits éclatans. On est frappé d’une force d’esprit ou d’ame surprenante dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus ; mais là, par les maux qu’elle cause ; ici, par les biens qu’elle fait : car cette force est dans le moral, ce que le feu est dans le physique, utile ou funeste comme lui, suivant ses effets pernicieux ou salutaires. Les imaginations vives n’en ont vû l’explosion que comme un développement prodigieux des ressorts de la nature, comme un tableau magnifique à peindre. En admirant la cause on a loüé les effets : ainsi les fléaux de la terre en sont devenus les héros.

Les hommes nés pour la gloire, l’ont cherchée où l’opinion l’avoit mise. Alexandre avoit sans cesse devant les yeux la fable d’Achille ; Charles XII. l’histoire d’Alexandre : de-là cette émulation funeste qui de deux rois pleins de valeur & de talens, fit deux guerriers impitoyables. Le roman de Quinte-Curce a peut-être fait le malheur de la Suede ; le poëme d’Homere, les malheurs de l’Inde ; puisse l’histoire de Charles XII. ne perpétuer que ses vertus !

Le sage seul est bon poëte, disoient les Stoïciens. Ils avoient raison : sans un esprit droit & une ame pure, l’imagination n’est qu’une Circé, & l’harmonie qu’une sirene.

Il en est de l’historien & de l’orateur comme du poëte : éclairés & vertueux, ce sont les organes de la justice, les flambeaux de la vérité : passionnés & corrompus, ce ne sont plus que les courtisans de la prospérité, les vils adulateurs du crime.

Les Philosophes ont usé de leurs droits, & parlé de la gloire en maîtres.