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ne croye voir, & par conséquent qu’elle ne sente.

De l’esprit en général. L’esprit est le genre qui a sous lui plusieurs especes, le génie, le bon sens, le discernement, la justesse, le talent, le goût.

L’esprit consiste à avoir les organes bien constitués, relativement aux choses où il s’applique. Si la chose est extrèmement particuliere, il se nomme talent ; s’il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût ; si la chose particuliere est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l’art de la guerre & l’Agriculture chez les Romains, la Chasse chez les sauvages, &c.

De la curiosité. Notre ame est faite pour penser, c’est-à-dire pour appercevoir ; or un tel être doit avoir de la curiosité : car comme toutes les choses sont dans une chaine où chaque idée en précede une & en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans desirer d’en voir une autre ; & si nous n’avions pas ce desir pour celle ci, nous n’aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi quand on nous montre une partie d’un tableau, nous souhaitons de voir la partie que l’on nous cache à-proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vûe.

C’est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c’est pour cela que l’ame cherche toûjours des choses nouvelles, & ne se repose jamais.

Ainsi on sera toûjours sûr de plaire à l’ame, lorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses ou plus qu’elle n’avoit espéré d’en voir.

Par-là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, & que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut & champêtre : c’est la même cause qui produit ces effets.

Comme nous aimons à voir un grand nombre d’objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d’espace : enfin notre ame fuit les bornes, & elle voudroit, pour ainsi dire, étendre la sphere de sa présence ; ainsi c’est un grand plaisir pour elle de porter sa vûe au loin. Mais comment le faire ? dans les villes, notre vûe est bornée par des maisons ; dans les campagnes, elle l’est par mille obstacles : à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres. L’art vient à notre secours, & nous découvre la nature qui se cache elle-même ; nous aimons l’art & nous l’aimons mieux que la nature, c’est-à-dire la nature dérobée à nos yeux : mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vûe en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, & ces dispositions qui sont, pour ainsi dire créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu’elle voit les jardins de le Nôtre, parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l’art se ressemble toûjours. C’est pour cela que dans la Peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde ; c’est que la Peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vûe se peut porter au loin & dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vûe avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsque l’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, & qu’on nous fait découvrir tout-d’un-coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d’Annibal : « lorsqu’il pouvoit, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en joüir » ; cùm victoriâ posset uti, frui maluit.

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : « ce fut vaincre que d’y entrer », introisse victoria fuit.

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « c’est le Scipion qui croît

pour la destruction de l’Afrique » ; hic erit Scipio, qui in exitium Africæ crescit. Vous croyez voir un enfant qui croit & s’éleve comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractere d’Annibal, la situation de l’univers, & toute la grandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Annibal fugitif cherchoit au peuple romain un ennemi par tout l’univers » ; qui profugus ex Africâ, hostem populo romano toto orbe quærebat.

Des plaisirs de l’ordre. Il ne suffit pas de montrer à l’ame beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre ; car pour lors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu, & nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre ame se félicite de son étendue & de sa pénétration : mais dans un ouvrage où il n’y a point d’ordre, l’ame sent à chaque instant troubler celui qu’elle y veut mettre. La suite que l’auteur s’est faite, & celle que nous nous faisons se confondent ; l’ame ne retient rien, ne prévoit rien ; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l’inanité qui lui reste ; elle est vainement fatiguée & ne peut goûter aucun plaisir ; c’est pour cela que quand le dessein n’est pas d’exprimer ou de montrer la confusion, on met toûjours de l’ordre dans la confusion même. Ainsi les Peintres grouppent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent-ils sur le devant de leurs tableaux les choses que l’œil doit distinguer, & la confusion dans le fond & le lointain.

Des plaisirs de la variété. Mais s’il faut de l’ordre dans les choses, il faut aussi de la variété : sans cela l’ame languit ; car les choses semblables lui paroissent les mêmes ; & si une partie d’un tableau qu’on nous découvre, ressembloit à une autre que nous aurions vue, cet objet seroit nouveau sans le paroître, & ne feroit aucun plaisir ; & comme les beautés des ouvrages de l’art semblables à celles de la nature, ne consistent que dans les plaisirs qu’elles nous font, il faut les rendre propres le plus que l’on peut à varier ces plaisirs ; il faut faire voir à l’ame des choses qu’elle n’a pas vûes ; il faut que le sentiment qu’on lui donne soit différent de celui qu’elle vient d’avoir.

C’est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pieces de théatre par la variété des passions, & que ceux qui savent instruire modifient le plus qu’ils peuvent le ton uniforme de l’instruction.

Une longue uniformité rend tout insupportable ; le même ordre des périodes long-tems continué, accable dans une harangue : les mêmes nombres & les mêmes chûtes mettent de l’ennui dans un long poëme. S’il est vrai que l’on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Petersbourg, le voyageur doit périr d’ennui renfermé entre les deux rangs de cette allée ; & celui qui aura voyagé long-tems dans les Alpes, en descendra dégoûté des situations les plus heureuses & des points de vûe les plus charmans.

L’ame aime la variété, mais elle ne l’aime, avons-nous dit, que parce qu’elle est faite pour connoître & pour voir. il faut donc qu’elle puisse voir, & que la variété le lui permette, c’est-à-dire, il faut qu’une chose soit assez simple pour être apperçûe, & assez variée pour être apperçûe avec plaisir.

Il y a des choses qui paroissent variées & ne le sont point, d’autres qui paroissent uniformes & sont très-variées.

L’architecture gothique paroît très-variée, mais la confusion des ornemens fatigue par leur petitesse ; ce qui fait qu’il n’y en a aucun que nous puissions distinguer d’un autre, & leur nombre fait qu’il n’y en a aucun sur lequel l’œil puisse s’arrêter : de maniere qu’elle déplaît par les endroits même qu’on a choisis pour la rendre agréable.

Un bâtiment d’ordre gothique est une espece d’é-