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nigme pour l’œil qui le voit, & l’ame est embarrassée, comme quand on lui présente un poëme obscur.

L’architecture greque, au contraire, paroît uniforme ; mais comme elle a les divisions qu’il faut & autant qu’il en faut pour que l’ame voye précisément ce qu’elle peut voir sans se fatiguer, mais qu’elle en voye assez pour s’occuper ; elle a cette variété qui fait regarder avec plaisir.

Il faut que les grandes choses ayent de grandes parties ; les grands hommes ont de grands bras, les grands arbres de grandes branches, & les grandes montagnes sont composées d’autres montagnes qui sont au-dessus & au-dessous ; c’est la nature des choses qui fait cela.

L’architecture greque qui a peu de divisions & de grandes divisions, imite les grandes choses ; l’ame sent une certaine majesté qui y regne par-tout.

C’est ainsi que la Peinture divise en grouppes de trois ou quatre figures, celles qu’elle représente dans un tableau ; elle imite la nature, une nombreuse troupe se divise toûjours en pelotons ; & c’est encore ainsi que la Peinture divise en grande masse ses clairs & ses obscurs.

Des plaisirs de la symmétrie. J’ai dit que l’ame aime la variété ; cependant dans la plûpart des choses elle aime à voir une espece de symmétrie ; il semble que cela renferme quelque contradiction : voici comment j’explique cela.

Une des principales causes des plaisirs de notre ame lorsqu’elle voit des objets, c’est la facilité qu’elle a à les appercevoir ; & la raison qui fait que la symmétrie plaît à l’ame, c’est qu’elle lui épargne de la peine, qu’elle la soulage, & qu’elle coupe pour ainsi dire l’ouvrage par la moitié.

De-là suit une regle générale : par-tout où la symmétrie est utile à l’ame & peut aider ses fonctions, elle lui est agréable ; mais par tout où elle est inutile elle est fade, parce qu’elle ôte la variété. Or les choses que nous voyons successivement, doivent avoir de la variété ; car notre ame n’a aucune difficulté à les voir ; celles au contraire que nous appercevons d’un coup-d’œil, doivent avoir de la symmétrie. Ainsi comme nous appercevons d’un coup-d’œil la façade d’un bâtiment, un parterre, un temple, on y met de la symmétrie qui plaît à l’ame par la facilité qu’elle lui donne d’embrasser d’abord tout l’objet.

Comme il faut que l’objet que l’on doit voir d’un coup-d’œil soit simple, il faut qu’il soit unique, & que les parties se rapportent toutes à l’objet principal ; c’est pour cela encore qu’on aime la symmétrie, elle fait un tout ensemble.

Il est dans la nature qu’un tout soit achevé, & l’ame qui voit ce tout, veut qu’il n’y ait point de partie imparfaite. C’est encore pour cela qu’on aime la symmétrie ; il faut une espece de pondération ou de balancement, & un bâtiment avec une aile ou une aile plus courte qu’une autre, est aussi peu fini qu’un corps avec un bras, ou avec un bras trop court.

Des contrastes. L’ame aime la symmétrie, mais elle aime aussi les contrastes ; ceci demande bien des explications. Par exemple :

Si la nature demande des peintres & des sculpteurs, qu’ils mettent de la symmétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu’ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pié rangé comme un autre, un membre qui va comme un autre, sont insupportables ; la raison en est que cette symmétrie fait que les attitudes sont presque toûjours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques qui se ressemblent toutes par là. Ainsi il n’y a plus de variété dans les productions de l’art. De plus la nature ne nous a pas situés ainsi ; & comme elle nous a donné du mouvement, elle ne

nous a pas ajustés dans nos actions & nos manieres comme des pagodes ; & si les hommes gênés & ainsi contraints sont insupportables, que sera-ce des productions de l’art ?

Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, sur-tout dans les ouvrages de Sculpture, qui naturellement froide, ne peut mettre de feu que par la force du contraste & de la situation.

Mais, comme nous avons dit que la variété que l’on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l’uniformité, il est souvent arrivé que la variété que l’on a cherché à mettre par le moyen des contrastes, est devenu une symmétrie & une vicieuse uniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de Sculpture & de Peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui dans chaque phrase mettent toûjours le commencement en contraste avec la fin par des antitheses continuelles, tels que S. Augustin & autres auteurs de la basse latinité, & quelques-uns de nos modernes, comme Saint-Evremont : le tour de phrase toûjours le même & toûjours uniforme déplaît extrèmement ; ce contraste perpétuel devient symmétrie, & cette opposition toûjours recherchée devient uniformité.

L’esprit y trouve si peu de variété, que lorsque vous avez vû une partie de la phrase, vous devinez toûjours l’autre : vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même maniere ; vous voyez un tour dans la phrase, mais c’est toûjours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes par-tout & sans ménagement, desorte que lorsqu’on voit une figure, on devine d’abord la disposition de celles d’à côté ; cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable ; d’ailleurs la nature qui jette les choses dans le desordre, ne montre pas l’affectation d’un contraste continuel, sans compter qu’elle ne met pas tous les corps en mouvement, & dans un mouvement forcé. Elle est plus variée que cela, elle met les uns en repos, & elle donne aux autres différentes sortes de mouvement.

Si la partie de l’ame qui connoît aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins ; car l’ame ne peut pas soûtenir long-tems les mêmes situations, parce qu’elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir ; pour que notre ame soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs. Or il y a là deux choses, une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, & sur-tout les grands plaisirs : on les quitte toûjours avec la même satisfaction qu’on les a pris ; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos ; il faut en employer d’autres plus propres à nous servir, & distribuer pour ainsi dire le travail.

Notre ame est lasse de sentir ; mais ne pas sentir, c’est tomber dans un anéantissement qui l’accable. On remédie à tout en variant ses modifications ; elle sent, & elle ne se lasse pas.

Des plaisirs de la surprise. Cette disposition de l’ame qui la porte toûjours vers différens objets, fait qu’elle goûte tous les plaisirs qui viennent de la surprise ; sentiment qui plaît à l’ame par le spectacle & par la promptitude de l’action, car elle apperçoit ou sent une chose qu’elle n’attend pas, ou d’une maniere qu’elle n’attendoit pas.

Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, & encore comme inattendue ; & dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue.

C’est par-là que les jeux de hasard nous piquent ;