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même, & nous en serons ou plus riches ou du-moins plus éclairés.

Un des avantages de la Philosophie appliquée aux matieres de goût, est de nous guérir ou de nous garantir de la superstition littéraire ; elle justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable ; elle nous empêche d’encenser leurs fautes ; elle nous fait voir leurs égaux dans plusieurs de nos bons écrivains modernes, qui pour s’être formés sur eux, se croyoient par une inconséquence modeste fort inférieurs à leurs maîtres. Mais l’analyse métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment ne peut-elle pas faire chercher des raisons à ce qui n’en a point, émousser le plaisir en nous accoûtumant à discuter froidement ce que nous devons sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie, & le rendre esclave & timide ? Essayons de répondre à ces questions.

Le goût, quoique peu commun, n’est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue de ceux qui réduisent le goût à sentir, & de ceux qui veulent le contraindre à raisonner. Mais il n’étend pas son ressort sur toutes les beautés dont un ouvrage de l’art est susceptible. Il en est de frappantes & de sublimes qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siecles & chez tous les peuples, & dont par conséquent tous les esprits, tous les siecles, & tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les ames sensibles & qui glissent sur les autres. Les beautés de cette espece ne sont que du second ordre, car ce qui est grand est préférable à ce qui n’est que fin ; elles sont néanmoins celles qui demandent le plus de sagacité pour être produites & de délicatesse pour être senties ; aussi sont-elles plus fréquentes parmi les nations chez lesquelles les agrémens de la société ont perfectionné l’art de vivre & de joüir. Ce genre de beautés faites pour le petit nombre, est proprement l’objet du goût, qu’on peut définir, le talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux ames sensibles & ce qui doit les blesser.

Si le goût n’est pas arbitraire, il est donc fondé sur des principes incontestables ; & ce qui en est une suite nécessaire, il ne doit point y avoir d’ouvrage de l’art dont on ne puisse juger en y appliquant ces principes. En effet la source de notre plaisir & de notre ennui est uniquement & entierement en nous ; nous trouverons donc au-dedans de nous-mêmes, en y portant une vûe attentive, des regles générales & invariables de goût, qui seront comme la pierre de touche à l’épreuve de laquelle toutes les productions du talent pourront être soûmises. Ainsi le même esprit philosophique qui nous oblige, faute de lumieres suffisantes, de suspendre à chaque instant nos pas dans l’étude de la nature & des objets qui sont hors de nous, doit au contraire dans tout ce qui est l’objet du goût, nous porter à la discussion. Mais il n’ignore pas en même tems, que cette discussion doit avoir un terme. En quelque matiere que ce soit, nous devons desespérer de remonter jamais aux premiers principes, qui sont toûjours pour nous derriere un nuage : vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs, seroit un projet aussi chimérique que d’entreprendre d’expliquer l’action des objets sur nos sens. Mais comme en a su réduire à un petit nombre de sensations l’origine de nos connoissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matiere de goût, à un petit nombre d’observations incontestables sur notre maniere de sentir. C’est jusque-là que le philosophe remonte, mais c’est-là qu’il s’arrête, & d’où par une pente naturelle il descend ensuite aux conséquences.

La justesse de l’esprit, déjà si rare par elle-même, ne suffit pas dans cette analyse ; ce n’est pas même encore assez d’une ame délicate & sensible ; il faut

de plus, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, ne manquer d’aucun des sens qui composent le goût, Dans un ouvrage de Poésie, par exemple, on doit parler tantôt à l’imagination, tantôt au sentiment, tantôt à la raison, mais toûjours à l’organe ; les vers sont une espece de chant sur lequel l’oreille est si inexorable, que la raison même est quelquefois contrainte de lui faire de legers sacrifices. Ainsi un philosophe dénué d’organe, eût-il d’ailleurs tout le reste, sera un mauvais juge en matiere de Poésie. Il prétendra que le plaisir qu’elle nous procure est un plaisir d’opinion ; qu’il faut se contenter, dans quelque ouvrage que ce soit, de parler à l’esprit & à l’ame ; il jettera même par des raisonnemens captieux un ridicule apparent sur le soin d’arranger des mots pour le plaisir de l’oreille. C’est ainsi qu’un physicien réduit au seul sentiment du toucher, prétendroit que les objets éloignés ne peuvent agir sur nos organes, & le prouveroit par des sophismes aux quels on ne pourroit répondre qu’en lui rendant l’oüie & la vûe. Notre philosophe croira n’avoir rien ôté à un ouvrage de Poésie, en conservant tous les termes & en les transposant pour détruire la mesure, & il attribuera à un préjugé dont il est esclave lui-même sans le vouloir, l’espece de langueur que l’ouvrage lui paroît avoir contractée par ce nouvel état. Il ne s’appercevra pas qu’en rompant la mesure, & en renversant les mots, il a détruit l’harmonie qui résultoit de leur arrangement & de leur liaison. Que diroit-on d’un musicien qui pour prouver que le plaisir de la mélodie est un plaisir d’opinion, dénatureroit un air fort agréable en transposant au hasard les sons dont il est composé ?

Ce n’est pas ainsi que le vrai philosophe jugera du plaisir que donne la Poésie. Il n’accordera sur ce point ni tout à la nature ni tout à l’opinion ; il reconnoîtra que comme la musique a un effet général sur tous les peuples, quoique la musique des uns ne plaise pas toûjours aux autres, de même tous les peuples sont sensibles à l’harmonie poétique, quoique leur poésie soit fort différente. C’est en examinant avec attention cette différence, qu’il parviendra à déterminer jusqu’à quel point l’habitude influe sur le plaisir que nous font la Poésie & la Musique, ce que l’habitude ajoûte de réel à ce plaisir, & ce que l’opinion peut aussi y joindre d’illusoire. Car il ne confondra point le plaisir d’habitude avec celui qui est purement arbitraire & d’opinion ; distinction qu’on n’a peut-être pas assez faite en cette matiere, & que néanmoins l’expérience journaliere rend incontestable. Il est des plaisirs qui dès le premier moment s’emparent de nous ; il en est d’autres qui n’ayant d’abord éprouvé de notre part que de l’éloignement ou de l’indifférence, attendent pour se faire sentir, que l’ame ait été suffisamment ébranlée par leur action, & n’en sont alors que plus vifs. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’une musique qui nous avoit d’abord déplu, nous a ravis ensuite, lorsque l’oreille à force de l’entendre, est parvenue à en démêler toute l’expression & la finesse ? Les plaisirs que l’habitude fait goûter peuvent donc n’être pas arbitraires, & même avoir eu d’abord le préjugé contre eux.

C’est ainsi qu’un littérateur philosophe conservera à l’oreille tous ses droits. Mais en même tems, & c’est-là sur-tout ce qui le distingue, il ne croira pas que le soin de satisfaire l’organe dispense de l’obligation encore plus importante de penser. Comme il sait que c’est la premiere loi du style, d’être à l’unisson du sujet, rien ne lui inspire plus de dégoût que des idées communes exprimées avec recherche, & parées du vain coloris de la versification : une prose médiocre & naturelle lui paroît préférable à la poésie qui au mérite de l’harmonie ne joint point celui des choses : c’est parce qu’il est sensible aux beautés