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tout âge & de toutes sortes de conditions ; l’état des choses a bien changé : mais avant que d’en venir à la question morale, nous en avons une autre à résoudre.

Lequel des deux court un plus grand risque de la vie, ou celui qui attend en pleine santé que la petite vérole le saisisse, ou celui qui la prévient en se faisant inoculer ? Cette question est aujourd’hui la premiere qui se présente, & la plus importante de toutes. C’est d’elle que dépend la résolution de toutes les autres. Elle n’appartient, comme on le voit, ni à la Medecine ni à la Théologie. C’est une question de fait, mais compliquée, & qui ne peut être résolue que par la comparaison d’un grand nombre de faits & d’expériences, d’où l’on puisse tirer la mesure de la plus grande probabilité. Le risque de celui qui attend la petite vérole est en raison composé du risque d’avoir un jour cette maladie, & du risque d’en mourir s’il en est attaqué. Ce risque tout composé qu’il est, est appréciable, & sa détermination dépend du calcul des probabilités, qui, comme on sait, est une des branches de la Géométrie.

Remarquez sur-tout que dans la question proposée l’alternative d’attendre ou de prévenir la petite vérole, n’admet point de milieu. Cette question une fois résolue par la comparaison des deux risques (& il n’appartient qu’au géometre de la résoudre), fera naître une autre question de droit, que nous n’osons appeller théologique, savoir, si de deux risques inégaux dont l’un est inévitable, il est permis de choisir le moindre ? Il ne paroît pas qu’il soit besoin de consulter la Théologie pour répondre. La question deviendroit plus sérieuse & plus digne d’un théologien moraliste, s’il s’agissoit de décider si de deux périls dont l’un est inévitable, la raison, la conscience, la charité chrétienne n’obligent pas à choisir le moindre, & jusqu’ou s’étend cette obligation ? Si l’affirmative l’emportoit, & qu’il fût d’ailleurs démontré qu’il y a plus de risque en pleine santé d’attendre la petite vérole que de la prévenir par l’inoculation, on voit que cette opération devroit être non-seulement conseillée, mais prescrite.

Jusqu’ici nous n’avons considéré que l’utilité générale de la méthode : quant à son application aux cas particuliers, le médecin rentreroit dans ses droits. Tel sujet n’a-t-il pas quelque disposition fâcheuse qui le rende inhabile au bénéfice de l’inoculation ? Quelle est la saison, quel est le moment les plus favorables ? Quelles sont les préparations & les précautions nécessaires aux différens tempéramens ? Sur tous ces points, & sur le traitement de la maladie on doit consulter un medecin qui joigne l’expérience à l’habileté. Le théologien & le medecin auront donc ici chacun leurs fonctions ; mais dans le cas présent, je le répete, c’est au calcul à leur préparer les voies en fixant le véritable état de la question.

Conséquences des faits établis. Nous terminerons cet article par les réflexions qui terminent le premier mémoire de M. de la Condamine, & par les vœux qu’il fait pour voir s’établir parmi nous l’inoculation, moyen si propre à conserver la vie d’un grand nombre de citoyens.

La prudence vouloit qu’on ne se livrât pas avec trop de précipitation à l’appât d’une nouveauté séduisante ; il falloit que le tems donnât de nouvelles lumieres sur son utilité. Trente ans d’expériences ont éclairci tous les doutes, & perfectionné la méthode. Les listes des morts de la petite vérole ont diminué d’un cinquieme en Angleterre, depuis que la pratique de l’inoculation est devenue plus commune, les yeux enfin se sont ouverts. C’est une vérité qui n’est plus contestée à Londres, que la petite vérole inoculée est infiniment moins dangereuse que la na-

turelle, & qu’elle en garantit : enfin dans un pays où

l’on s’est déchaîné long-tems avec fureur contre cette opération, il ne lui reste pas un ennemi qui l’ose attaquer à visage découvert. L’évidence des faits & sur-tout la honte de soutenir une cause desespérée, ont fermé la bouche à ses adversaires les plus passionnés. Ouvrons les yeux à notre tour ; il est tems que nous voyons ce qui se passe si près de nous, & que nous en profitions.

Ce que la fable nous raconte du Minotaure & de ce tribut honteux dont Thésée affranchit les Athéniens, ne semble-t-il pas de nos jours s’être réalisé chez les Anglois ? Un monstre altéré du sang humain s’en repaissoit depuis douze siecles : sur mille citoyens échappés aux premiers dangers de l’enfance, c’est-à-dire sur l’élite du genre humain, souvent il choisissoit deux cent victimes, & sembloit faire grace quand il se bornoit à moins. Desormais il ne lui restera que celles qui se livreront imprudemment à ses atteintes, ou qui ne l’approcheront pas avec assez de précautions. Une nation savante, notre voisine & notre rivale, n’a pas dédaigné de s’instruire chez un peuple ignorant, de l’art de dompter ce monstre & de l’apprivoiser ; elle a sû le transformer en un animal domestique, qu’elle emploie à conserver les jours de ceux même dont il faisoit sa proie.

Cependant la petite vérole continue parmi nous ses ravages, & nous en sommes les spectateurs tranquilles, comme si la France avec plus d’obstacles à la population, avoit moins besoin d’habitans que l’Angleterre. Si nous n’avons pas eu la gloire de donner l’exemple, ayons au moins le courage de le suivre.

Il est prouvé qu’une quatorzieme partie du genre humain meurt annuellement de la petite-vérole. De vingt mille personnes qui meurent par an dans Paris, cette terrible maladie en emporte donc quatorze cent vingt-huit. Sept fois ce nombre ou plus de dix mille, est donc le nombre des malades de la petite vérole à Paris, année commune. Si tous les ans on inoculoit en cette ville dix mille personnes, il n’en mourroit peut-être pas trente, à raison de trois par mille ; mais en supposant contre toute probabilité qu’il mourût deux inoculés sur cent, au lieu d’un sur trois ou quatre cent, ce ne seroit jamais que deux cent personnes qui mourroient tous les ans de la petite vérole, au lieu de quatorze cent vingt-huit. Il est donc démontré que l’établissement de l’inoculation sauveroit la vie à douze ou treize cent citoyens par an dans la seule ville de Paris, & à plus de vingt-cinq mille personnes dans le royaume, supposé, comme on le présume, que la capitale contienne le vingtieme des habitans de la France.

Nous lisons avec horreur que dans les siecles de ténebres, & que nous nommons barbares, la superstition des druides immoloit aveuglément à ses dieux des victimes humaines ; & dans ce siecle si poli, si plein de lumieres que nous appellons le siecle de la Philosophie, nous ne nous appercevons pas que notre ignorance, nos préjugés, notre indifférence pour le bien de l’humanité dévouent stupidement à la mort chaque année dans la France seule, vingt-cinq mille sujets qu’il ne tiendroit qu’à nous de conserver à l’état. Convenons que nous ne sommes ni philosophes ni citoyens.

Mais s’il est vrai que le bien public demande que l’inoculation s’établisse, il faut donc faire une loi pour obliger les peres à inoculer leurs enfans ? Il ne m’appartient pas de décider cette question. A Sparte où les enfans étoient réputés enfans de l’état, cette loi sans doute eût été portée ; mais nos mœurs sont aussi différentes de celles de Lacédémone, que le siecle de Lycurgue est loin du nôtre : d’ailleurs la