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vention, & que la langue qu’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant les langues qu’il y a d’individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante & vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistence ; car de dire que la mere dicte à l’enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des langues déja formées ; mais cela n’apprend point comment elles se forment.

» Supposons cette premiere difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature & le besoin des langues ; & cherchons, en les supposant nécessaires, comment elles purent commencer à s’établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole : & quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour interpretes conventionel, de nos idées, il resteroit toujours à savoir quels ont pu être les interprêtes mêmes de cette convention pour les idées qui n’ayant point un objet sensible, ne pouvoient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix ; de sorte qu’a peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées & d’établir un commerce entre les esprits.

» Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, & le seul dont il eut besoin avant qu’il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’étoit arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers ou du soulagement dans les maux violens, il n’étoit pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie où regnent des sentimens plus modérés. Quand les idées des hommes commencerent à s’étendre & à se multiplier, & qu’il s’établit entre eux une communication plus étroite, ils chercherent des lignes plus nombreux & un langage plus étendu : ils multiplierent les inflexions de la voix, & y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sort plus expressifs, & dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles & mobiles par des gestes ; & ceux qui frappent l’ouie par des sons imitatifs : mais comme le geste n’indique guere que les objets présens ou faciles à décrire, & les actions visibles ; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, & qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite ; on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, & d’une maniere assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, & que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole.

» On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leurs esprits une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les langues déja formées, & qu’ignorant la division du discours en ses parties, ils donnerent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entiere. Quand ils commence-

rent à distinguer le sujet d’avec l’attribut, & le

verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne furent d’abord qu’autant de noms propres, l’infinitif fut le seul tems des verbes, & à l’égard des adjectifs, la notion ne s’en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, & que les abstractions sont des opérations pénibles & peu naturelles.

» Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelioit A, un autre chêne s’appelloit B ; de sorte que plus les connoissances étoient bornées, & plus le dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement ; car pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences ; il falloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’Histoire naturelle & de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n’en pouvoient avoir.

» D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, & l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’étoit une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre ; pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, & qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre ; & ses yeux modifiés d’une certaine maniere, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussi-tôt particuliere. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, vous n’en viendrez jamais à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé ; & s’il dépendoit de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voyent de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : si-tôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle, & non pas un autre, & vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles, ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions ; il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car si tôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avoient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres.

» Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencerent à étendre leurs idées, & à généraliser leurs mots, l’ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites ; & comme ils avoient d’abord trop multiplié les noms des individus, faute de connoître les genres & les especes, ils firent ensuite trop d’especes & de genres, faute d’avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d’expérience & de lumiere qu’ils n’en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu’ils n’y en vouloient employer. Or, si mê-