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de gouvernemens, de religions, de mœurs, de lumieres acquises, de préjugés, ni d’aucunes des autres causes qui occasionnent les différences des langues ? Les muets de naissance, que nous savons ne l’être que faute d’entendre, ne s’aviseroient-ils pas du-moins de parler la langue naturelle, vû sur-tout qu’elle ne seroit étouffée chez eux par aucun usage ni aucun préjugé contraire ?

Ce qui est vraiment naturel à l’homme, est immuable comme son essence : aujourd’hui comme des l’aurore du monde une pente secrete mais invincible met dans son ame un desir constant du bonheur, suggere aux deux sexes cette concupiscence mutuelle qui perpétue l’espece, sait passer de générations en générations cette aversion pour une entiere solitude, qui ne s’éteint jamais dans le cœur même de ceux que la sagesse ou la religion a jettés dans la retraite. Mais rapprochons nous de notre objet : le langage naturel de chaque espece de brute, ne voyons nous pas qu’il est inaltérable ? Depuis le commencement jusqu’à nos jours, on a par-tout entendu les lions rugir, les taureaux mugir, les chevaux hennir, les ânes braire, les chiens aboyer, les loups hurler, les chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans toutes les langues par onomatopée, sont des témoignages rendus à la distinction du langage de chaque espece, & à l’incorruptibilité, si on peut le dire, de chaque idiome spécifique.

Je ne prétends pas insinuer au reste, que le langage des animaux soit propre à peindre le précis analytique de leurs pensées, ni qu’il faille leur accorder une raison comparable à la nôtre, comme le pensoient Plutarque, Sextus Empiricus, Porphyre, & comme l’ont avancé quelques modernes, & entr’autres Is. Vossius qui a poussé l’indécence de son assertion jusqu’à trouver plus de raisoa dans le langage des animaux, quæ vulgò bruta creduntur, dit-il, lib. de viribus rythmi. p. 66. Je m’en suis expliqué ailleurs. Voyez Interjection. La parole nous est donnée pour exprimer les sentimens intérieurs de notre ame, & les idées que nous avons des objets extérieurs ; en sorte que chacune des langues que l’homme parle, fournit des expressions an langage du cœur & à celui de l’esprit. Le langage des animaux paroît n’avoir pour objet que les sensations interieures, & c’est pour cela qu’il est invariable comme leur maniere de sentir, si même l’invariabilité de leur langage n’en est la preuve. C’est la même chose parmi nous : nous ferons entendre partout l’état actuel de notre ame par nos interjections, parce que les sons que la nature nous dicte dans les grands & premiers mouvemens de notre ame, sont les mêmes pour toutes les langues : nos usages à cet égard ne sont point arbitraires, parce qu’ils sont naturels. Il en seroit de même du langage analytique de l’esprit, s’il étoit naturel, il seroit immuable & unique.

Que reste-t-il donc à conclure, pour indiquer une origine raisonnable au langage. L’hypothèse de l’homme sauvage, démentie par l’histoire authentique de la Genèse, ne peut d’ailleurs fournir aucun moyen plausible de former une premiere langue : la supposer naturelle, est une autre pensée inalliable avec les procédés constans & uniformes de la nature : c’est donc Dieu lui-même qui non-content de donner aux deux premiers individus du genre humain la précieuse faculté de parler, la mit encore aussi-tôt en plein exercice, en leur inspirant immédiatement l’envie & l’art d’imaginer les mots & les tours nécessaires aux besoins de la société naissante. C’est à-peu-près ce que paroit en dire l’auteur de l’ecclésiastique, XVII. 5. Consilium, & linguam, & oculos, & aures, & cor dedit illis excogitandi ; & disciplinâ intellectûs explevit illos. Voilà bien exactement tout

ce qu’il faut pour justifier mon opinion ; l’envie de communiquer sa pensée, consilium ; la faculté de le faire, linguam ; des yeux pour reconnoître au loin les objets environnans & soumis au domaine de l’homme, afin de les distinguer par leurs noms, oculos ; des oreilles, afin de s’entendre mutuellement, sans quoi la communication des pensées, & la tradition des usages qui servent à les exprimer, auroient été impossibles, aures ; l’art d’assujettir les mots aux lois d’une certaine analogie, pour éviter la trop grande multiplication des mots primitifs, & cependant donner à chaque être son signe propre, cor excogitandi ; enfin l’intelligence nécessaire pour distinguer & nommer les points de vûe abstraits les plus essentiels, pour donner à l’ensemble de l’élocution une forme aussi expressive que chacune des parties de l’oraison peut l’être en particulier, & pour retenir le tout, disciplina intellectus. Cette doctrine se confirme par le texte de la Genese qui nous apprend que ce fut Adam lui-même qui fut le nomenclateur primitif des animaux, & qui nous le présente comme occupé de ce soin fondamental, par l’avis expres & sous la direction du Créateur, gen. II. 19. 20. Formatis igitur, Dominus Deus, de humo cunctis animantibus terræ, & universis volatilibus cœli, adduxit ea ad Adam, ut videret quid vocaret ea ; omne enim quod vocavit Adam animæ viventis, ipsum est nomen ejus : appelavitque Adam nominibus cuncta animantia, & universa volatilia cœli, & omnes bestias terræ. Avec un temoignage si respectable & si bien établi de la véritable origine & de la société & du langage, comment se trouve-t-il encore parmi nous des hommes qui osent interpréter l’œuvre de Dieu par les délires de leur imagination, & substituer leurs pensées aux documens que l’esprit-saint lui-même nous a fait passer ? Cependant à moins d’introduire le pyrrhonisme historique le plus ridicule & le plus scandaleux tout-à-la-fois, le récit de Moise a droit de subjuguer la croyance de tout homme raisonnable, plus qu’aucun autre historien. Il est si sûr de ses dates, qu’il parle continuellement en homme qui ne craint pas d’être démenti par aucun monument antérieur, quelque court que puisse être l’espace qu’il assigne ; & telle est la condition gênante qu’il s’impose, lorsqu’il parle de la premiere multiplication des langues ; évenement miraculeux qui mérite attention, & sur lequel j’emprunterai les termes mêmes de M. Pluche, Spect. de la nature, tom. VIII. part. I. pag. 96. & suiv.

Art. II. Multiplication miraculeuse des langues. « Moise tient tout le genre humain rassemblé sur l’Euphrate à la ville de Babel, & ne parlant qu’une même langue, environ huit cent ans avant lui. Toute son histoire tomboit en poussiere devant deux inscriptions antérieures, en deux langues différentes. Un homme qui agit avec cette confiance, trouvoit sans doute la preuve & non la réfutation de ses dates dans les monumens égyptiens qu’il connoissoit parfaitement. C’est plûtôt l’exactitude de son récit qui réfute par avance les fables postérieurement introduites dans les annales égyptiennes.

» Ce point d’histoire est important : considérons le par parties, & regardons toujours à côté de Moise, si la nature & la société nous offrent les vestiges & les preuves de ce qu’il avance.

» Les enfans de Noé multipliés & mal-à-l’aise dans les rochers de la Gordyenne où l’arche s’étoit arrêtée, passerent le Tigre, & choisirent les fertiles campagnes de Sinhar ou Sennahar, dans la basse Mésopotamie, vers le confluent du Tigre & de l’Euphrate, pour y établir leur séjour comme dans le pays le plus uni & le plus gras qu’ils connussent. La nécessité de pourvoir aux besoins d’une énorme