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intitula ses hochets, crepundia siliana, Lugd. Batav. ann. 1600. On dit de Caramuel qu’il écrivit sur la sphere avant que d’être assez âgé pour aller à l’école ; & ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il s’aida du traité de la sphere de Sacrobosco, avant que d’entendre un mot de latin. Voyez les enfans célebres de M. Baillet, n°. 81. p. 300. A quoi l’on peut ajouter ce que Placcius raconte de lui même, qu’il commença à faire ses collections étant encore sous le gouvernement de sa nourrice, & n’ayant d’autres secours que le livre des prieres de cette bonne femme. Placc. de ant. excerpt. p. 190.

M. Cornet avoit coutume de dire que pour écrire un livre il falloit être très-fou ou très-sage. Vigneul Marville. Dictionn. univ. de Trév. tome III. p. 1509. au mot livre. Parmi le grand nombre des auteurs, il y en a sans doute beaucoup de l’une & de l’autre espece ; il semble cependant que le plus grand nombre n’est ni de l’une ni de l’autre.

On s’est bien éloigné de la maniere de penser des anciens, qui apportoient une attention extrème à tout ce qui regarde la composition d’un livre ; ils en avoient une si haute idée, qu’ils comparoient les livres à des trésors, thesauros oportet esse, non libros. Il leur sembloit que le travail, l’assiduité, l’exactitude d’un auteur n’étoient point encore des passeports suffisans pour faire paroître un livre : une vûe générale, quoiqu’attentive sur l’ouvrage, ne suffisoit point à leur gré. Ils considéroient encore chaque expression, chaque sentiment, les tournoient sur différens points de vûe, n’admettoient aucun mot qui ne fût exact : ensorte qu’ils apprenoient au lecteur, dans une heure employée comme il faut, ce qui leur avoit peut-être coûté dix ans de soins & de travail. Tels sont les livres qu’Horace regarde comme dignes d’être arrosés d’huile de cedre, linenda cedro, c’est-à-dire dignes d’être conservés pour l’instruction de la postérité. Les choses ont bien changé de face : des gens qui n’ont rien à dire, ou qu’à répéter des choses inutiles ou déja dites mille fois, pour composer un livre ont recours à divers artifices ou stratagèmes : on commence par jetter sur le papier un dessein mal digéré, auquel on fait revenir tout ce qu’on sait & qu’on sait mal, traits vieux ou nouveaux, communs ou extraordinaires, bons ou mauvais, intéressans ou froids & indifférens, sans ordre & sans choix, n’ayant d’autre attention, comme le rhéteur Albutius, que de dire tout ce que l’on peut sur un sujet, & non ce que l’on doit. Curabant, dit Bartholin, cum Albutio rhetore, de omni causâ scribere, non quæ debeant sed quæ poterant. Voyez Salmuth. ad pancirol. p. 1. tit. XLII. p. 144. Guiland, de papyr. memb. 24. Reimus. idea septem. ant. litter. p. 296. Bartholi, de l’huomo di litt. p. 11. p. 318.

Un auteur moderne a pensé qu’en traitant un sujet, il étoit quelquefois permis de saisir les occasions de détailler toutes les autres connoissances qu’on peut avoir, & les ramener à son dessein. Par exemple, un auteur qui écrit sur la goutte, comme a fait M. Aignan, peut insérer dans son ouvrage la nature des autres maladies & leurs remedes, y entremêler un système de medecine, des maximes de théologie & des regles de morale. Celui qui écrit sur l’art de bâtir, imitera Caramuel, qui ne s’est pas renfermé dans ce qui concerne uniquement l’Architecture, mais qui a traité en même tems de plusieurs matieres de Théologie, de Mathématiques, de Géographie, d’Histoire, de Grammaire, &c. Ensorte que si nous ajoutons foi à l’auteur d’une piece insérée dans les œuvres de Caramuel, si Dieu permettoit que toutes les sciences du monde vinssent à être perdues, on pourroit les retrouver dans ce seul livre. Mais, en bonne foi, est-ce là faire ce qu’on appelle des livres ? Voyez Aignan, Traité de la goutte, Paris 1707. Journal des

Savans, tome XXXIX. p. 421 & suiv. Architect. civil recta y obliqua. Consid. nel. temp. de Jerusal. trois vol in-fol. Vegev. 1678. Journal des Savans, tome X. pag. 348. Nouv. républ. des Lettres, tome I. p. 103.

Quelquefois les auteurs débutent par un préambule ennuyeux & absolument étranger au sujet, ou communément par une digression qui donne lieu à une seconde, & toutes deux écartent tellement l’esprit du sujet qu’on le perd de vûe : ensuite on nous accable de preuves pour une chose qui n’en a pas besoin : on forme des objections auxquelles personne n’eût pu penser ; & pour y répondre on est souvent forcé de faire une dissertation en forme, à laquelle on donne un titre particulier ; & pour allonger davantage, on y joint le plan d’un ouvrage qu’on doit faire, & dans lequel on promet de traiter plus amplement le sujet dont il s’agit, & qu’on n’a pas même effleuré. Quelquefois cependant on dispute en forme, on entasse raisonnemens sur raisonnemens, conséquences sur conséquences, & l’on a soin d’annoncer que ce sont des démonstrations géométriques ; mais quelquefois l’auteur le pense & le dit tout seul : ensuite on arrive à une chaîne de conséquences auxquelles on s’attendoit pas ; & après dix ou douze corollaires dans lesquels les contradictions ne sont point épargnées, on est fort étonné de trouver pour conclusion une proposition ou entierement inconnue ou si éloignée qu’on l’avoit entierement perdue de vûe, ou enfin qui n’a nul rapport au sujet. La matiere d’un pareil livre est vraissemblablement une bagatelle, par exemple, l’usage de la particule Et, ou la prononciation de l’êta grec, ou la louange de l’âne, du porc, de l’ombre, de la folie ou de la paresse, ou l’art de boire, d’aimer, de s’habiller, ou l’usage des éperons, des souliers, des gants, &c.

Supposons, par exemple, un livre sur les gants, & voyons comment un pareil auteur dispose son ouvrage. Si nous considérons sa méthode, nous verrons qu’il commence à la maniere des lullistes, & qu’il débute par le nom & l’étymologie du mot gant, qu’il donne non-seulement dans la langue où il écrit, mais encore dans toutes celles qu’il sait ou même qu’il ignore, soit orientales, soit occidentales, mortes ou vivantes, dont il a des dictionnaires ; il accompagne chacun de ces mots de leur étymologie respective, & quelquefois de leurs composés & de leurs dérivés, citant pour preuve d’une érudition plus profonde les dictionnaires dont il s’est aidé, sans oublier le chapitre ou le mot & la page. Du nom il passe à la chose avec un travail & une exactitude considérables, n’oubliant aucun des lieux communs, comme la matiere, la forme, l’usage, l’abus, les accessoires, les conjonctifs, les disjonctifs, &c. des gants. Sur chacun de ces points il ne se contentera pas du nouveau, du singulier, de l’extraordinaire ; il épuisera son sujet, & dira tout ce qu’il est possible d’en dire. Il nous apprendra, par exemple, que les gants préservent les mains du froid, & prononcera que si l’on expose ses mains au soleil sans gants, on s’expose à les avoir perdues de taches de rousseur ; que sans gants on gagne des engelures en hiver ; que des mains crevassées par les engelures sont desagréables à la vûe, ou que ces crevasses causent de la douleur. Voyez Nicolaï, disquisitio. de chirotecarum usu & abusu. Giess. 1702. Nouv. républ. des Lettr. Août 1702. page 158 & suiv. Cependant cet ouvrage part d’un auteur de mérite, & qui n’est point singulier dans sa maniere d’écrire : ne peut-on pas dire que tous les auteurs tombent dans ce défaut, aussi-bien que M. Nicolaï, les uns plus, les autres moins ?

La forme ou la méthode d’un livre dépend de l’esprit & du dessein de l’auteur, qui lui applique quelquefois des comparaisons singulieres. L’un suppose que son livre est un chandelier à plusieurs branches,