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nécessaires à l’entretien & même à la parure grossiere des habitans de la campagne : ces manufactures y augmenteront encore l’aisance & la population. C’étoit le projet du grand Colbert, qu’on a trop accusé d’avoir voulu faire des François une nation seulement commerçante.

Lorsque les habitans de la campagne sont bien traités, insensiblement le nombre des propriétaires s’augmente parmi eux : on y voit diminuer l’extreme distance & la vile dépendance du pauvre au riche ; de-là ce peuple a des sentimens élevés, du courage, de la force d’ame, des corps robustes, l’amour de la patrie, du respect, de l’attachement pour des magistrats, pour un prince, un ordre, des lois auxquelles il doit son bien-être & son repos : il tremble moins devant son seigneur, mais il craint sa conscience, la perte de ses biens, de son honneur & de sa tranquillité. Il vendra chérement son travail aux riches, & on ne verra pas le fils de l’honorable laboureur quitter si facilement le noble métier de ses peres pour aller se souiller des livrées & du mépris de l’homme opulent.

Si l’on n’a point accordé les priviléges exclusifs dont j’ai parlé, si le système des finances n’entasse point les richesses, si le gouvernement ne favorise pas la corruption des grands, il y aura moins d’hommes opulens fixés dans la capitale, & ceux qui s’y fixeront n’y seront pas oisifs ; il y aura peu de grandes fortunes, & aucune de rapide : les moyens de s’enrichir, partagés entre un plus grand nombre de citoyens, auront naturellement divisé les richesses ; l’extrème pauvreté & l’extrème richesse seront également rares.

Lorsque les hommes accoutumés au travail sont parvenus lentement & par degrés à une grande fortune, ils conservent le goût du travail, peu de plaisirs les délasse, parce qu’ils jouissent du travail même, & qu’ils ont pris long-tems, dans les occupations assidues & l’économie d’une fortune modérée, l’amour de l’ordre & la modération dans les plaisirs.

Lorsque les hommes sont parvenus à la fortune par des moyens honnêtes, ils conservent leur honnêteté, ils conservent ce respect pour soi-même qui ne permet pas qu’on se livre à mille fantaisies désordonnées ; lorsqu’un homme par l’acquisition de ses richesses a servi ses concitoyens, en apportant de nouveaux fonds à l’état, ou en faisant fleurir un genre d’industrie utile, il sait que sa fortune est moins enviée qu’honorée ; & comptant sur l’estime & la bienveillance de ses concitoyens, il veut conserver l’une & l’autre.

Il y aura, dans le peuple des villes & un peu dans celui des campagnes, une certaine recherche de commodités & même un luxe de bienséance, mais qui tiendra toujours à l’utile ; & l’amour de ce luxe ne dégénérera jamais en une folie émulation.

Il y regnera dans la seconde classe des citoyens un esprit d’ordre & cette aptitude à la discussion que prennent naturellement les hommes qui s’occupent de leurs affaires : cette classe de citoyens cherchera du solide dans ses amusemens même : fiere, parce que de mauvaises mœurs ne l’auront point avilie ; jalouse des grands qui ne l’auront pas corrompue, elle veillera sur leur conduite, elle sera flattée de les éclairer, & ce sera d’elle que partiront des lumieres qui tomberont sur le peuple & remonteront vers les grands.

Ceux-ci auront des devoirs, ce sera dans les armées & sur la frontiere qu’apprendront la guerre ceux qui se consacreront à ce métier, qui est leur état ; ceux qui se destineront à quelques parties du gouvernement, s’en instruiront long-tems avec assiduité, avec application ; & si des récompenses pécuniaires ne sont jamais entassées sur ceux même qui auront rendu les plus grands services ; si les grandes

places, les gouvernemens, les commandemens ne sont jamais donnés à la naissance sans les services ; s’ils ne sont jamais sans fonctions, les grands ne perdront pas dans un luxe oisif & frivole leur sentiment & la faculté de s’éclairer : moins tourmentés par l’ennui, ils n’épuiseront ni leur imagination ni celle de leur flatteur, à la recherche des plaisirs puérils & de modes fantastiques ; ils n’étaleront pas un faste excessif, parce qu’ils auront des prérogatives réelles & un mérite véritable dont le public leur tiendra compte. Moins rassemblés, & voyant à côté d’eux moins d’hommes opulens, ils ne porteront point à l’excès leur luxe de bienséance : témoins de l’intérêt que le gouvernement prend au maintien de l’ordre & au bien de l’état, ils seront attachés à l’un & à l’autre ; ils inspireront l’amour de la patrie & tous les sentimens d’un honneur vertueux & sévere ; ils seront attachés à la décence des mœurs, ils auront le maintien & le ton de leur état.

Alors ni la misere ni le besoin d’une dépense excessive n’empêchent point les mariages, & la population augmente ; on se soutient ainsi que le luxe & les richesses de la nation : ce luxe est de représentation, de commodité & de fantaisie : il rassemble dans ces différens genres tous les arts simplement utiles & tous les beaux arts ; mais retenu dans de justes bornes par l’esprit de communauté, par l’application aux devoirs, & par des occupations qui ne laissent personne dans le besoin continu des plaisirs, il est divisé, ainsi que les richesses ; & toutes les manieres de jouir, tous les objets les plus opposés ne sont point rassemblés chez le même citoyen. Alors les différentes branches de luxe, ses différens objets se placent selon la différence des états : le militaire aura de belles armes & des chevaux de prix ; il aura de la recherche dans l’équipement de la troupe qui lui sera confiée : le magistrat conservera dans son luxe la gravité de son état ; son luxe aura de la dignité, de la modération : le négociant, l’homme de finance auront de la recherche dans les commodités : tous les états sentiront le prix des beaux arts, & en jouiront ; mais alors ces beaux arts ramenent encore l’esprit des citoyens aux sentimens patriotiques & aux véritables vertus : ils ne sont pas seulement pour eux des objets de dissipation, ils leur présentent des leçons & des modeles. Des hommes riches dont l’ame est élevée, élevent l’ame des artistes ; ils ne leur demandent pas une Galatée maniérée, de petits Daphnis, une Madeleine, un Jérôme ; mais ils leur proposent de représenter Saint-Hilaire blessé dangereusement, qui montre à son fils le grand Turenne perdu pour la patrie.

Tel fut l’emploi des beaux arts dans la Grece avant que les gouvernemens s’y fussent corrompus : c’est ce qu’ils sont encore souvent en Europe chez les nations éclairées qui ne se sont pas écartées des principes de leur constitution. La France fait faire un tombeau par Pigalle au général qui vient de la couvrir de gloire : ses temples sont remplis de monumens érigés en faveur des citoyens qui l’ont honorée, & ses peintres ont souvent sanctifié leurs pinceaux par les portraits des hommes vertueux. L’Angleterre a fait bâtir le château de Bleinheim à la gloire du duc de Malboroug. ses poëtes & ses orateurs célebrent continuellement leurs concitoyens illustres, déja si récompensés par le cri de la nation, & par les honneurs que leur rend le gouvernement. Quelle force, quels sentimens patriotiques, quelle élévation, quel amour de l’honnêteté, de l’ordre & de l’humanité, n’inspirent pas les poésies des Corneille, des Adisson, des Pope, des Voltaire ! Si quelque poëte chante quelquefois la mollesse & la volupté, ses vers deviennent les expressions dont se sert un peuple heureux dans les momens d’une ivresse passagere qui