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n’ôte rien à ses occupations & à ses devoirs.

L’éloquence reçoit des sentimens d’un peuple bien gouverné ; par sa force & ses charmes elle rallumeroit les sentimens patriotiques dans les momens où ils seroient prêts à s’éteindre. La Philosophie, qui s’occupe de la nature de l’homme, de la politique & des mœurs, s’empresse à répandre des lumieres utiles sur toutes les parties de l’administration, à éclairer sur les principaux devoirs, à montrer aux sociétés leurs fondemens solides, que l’erreur seule pourroit ébranler. Ranimons encore en nous l’amour de la patrie, de l’ordre, des lois ; & les beaux arts cesseront de se profaner, en se dévouant à la superstition & au libertinage ; ils choisiront des utiles aux mœurs, & ils les traiteront avec force & avec noblesse.

L’emploi des richesses dicté par l’esprit patriotique, ne se borne pas au vil intérêt personnel & à de fausses & de puériles jouissances : le luxe alors ne s’oppose pas aux devoirs de pere, d’époux, d’ami & d’homme. Le spectacle de deux jeunes gens pauvres qu’un homme riche vient d’unir par le mariage, quand il les voit contens sur la porte de leur chaumiere, lui fait un plaisir plus sensible, plus pur & plus durable, que le spectacle du grouppe de Salmacis & d’Hermaphrodite placé dans ses jardins. Je ne crois pas que dans un état bien administré & où par conséquent regne l’amour de la patrie, les plus beaux magots de la Chine rendent aussi heureux leurs possesseurs que le seroit le citoyen qui auroit volontairement contribué de ses trésors à la réparation d’un chemin public.

L’excès du luxe n’est pas dans la multitude de ses objets & de ses moyens ; le luxe est rarement excessif en Angleterre, quoiqu’il y ait chez cette nation tous les genres de plaisirs que l’industrie peut ajouter à la nature, & beaucoup de riches particuliers qui se procurent ces plaisirs. Il ne l’est devenu en France que depuis que les malheurs de la guerre de 1700 ont mis du désordre dans les finances & ont été la cause de quelques abus. Il y avoit plus de luxe dans les belles années du siecle de Louis XIV. qu’en 1720, & en 1720 ce luxe avoit plus d’excès.

Le luxe est excessif dans toutes les occasions où les particuliers sacrifient à leur faste, à leur commodité, à leur fantaisie, leurs devoirs ou les intérêts de la nation ; & les particuliers ne sont conduits à cet excès que par quelques défauts dans la constitution de l’état, ou par quelques fautes dans l’administration. Il n’importe à cet égard que les nations soient riches ou pauvres, éclairées ou barbares, quand on n’entretiendra point chez elles l’amour de la patrie & les passions utiles ; les mœurs y seront dépravées, & le luxe y prendra le caractere des mœurs : il y aura dans le peuple foiblesse, paresse, langueur, découragement. L’empire de Maroc n’est ni policé, ni éclairé, ni riche ; & quelques fanatiques stipendiés par l’empereur, en opprimant le peuple en son nom & pour eux, ont fait de ce peuple un vil troupeau d’esclaves. Sous les regnes foibles & pleins d’abus de Philippe III. Philippe IV. & Charles II. les Espagnols étoient ignorans & pauvres, sans force de mœurs, comme sans industrie ; ils n’avoient conservé de vertus que celles que la religion doit donner, & il y avoit jusque dans leurs armées un luxe sans goût & une extrême misere. Dans les pays où regne un luxe grossier, sans art & sans lumieres, les traitemens injustes & durs que le plus foible essuie partout du plus fort, sont plus atroces. On sait quelles ont été les horreurs du gouvernement féodal, & quel fut dans ce tems le luxe des seigneurs. Aux bords de l’Orénoque les meres sont remplies de joie quand elles peuvent en secret noyer ou empoisonner leurs jeunes filles, pour les dérober aux travaux aux-

quels les condamnent la paresse féroce & le luxe sauvage de leurs époux.

Un petit émir, un nabab, & leurs principaux officiers, écrasent le peuple pour entretenir des serrails nombreux : un petit souverain d’Allemagne ruine l’agriculture par la quantité de gibier qu’il entretient dans ses états. Une femme sauvage vend ses enfans pour acheter quelques ornemens & de l’eau-de-vie. Chez les peuples policés, une mere tient ce qu’on appelle un grand état, & laisse ses enfans sans patrimoine. En Europe, un jeune seigneur oublie les devoirs de son état, & se livre à nos gouts polis & à nos arts. En Afrique, un jeune prince negre passe les jours à semer des roseaux & à danser. Voilà ce qu’est le luxe dans des pays où les mœurs s’alterent ; mais il prend le caractere des nations, il ne le fait pas, tantôt efféminé comme elles, & tantôt cruel & barbare. Je crois que pour les peuples il vaut encore mieux obéir à des épicuriens frivoles qu’à des sauvages guerriers, & nourrir le luxe des fripons voluptueux & éclairés que celui des voleurs héroïques & ignorans.

Puisque le desir de s’enrichir & celui de jouir de ses richesses sont dans la nature humaine dès qu’elle est en société ; puisque ces desirs soutiennent, enrichissent, vivifient toutes les grandes sociétés ; puisque le luxe est un bien, & que par lui-même il ne fait aucun mal, il ne faut donc ni comme philosophe ni comme souverain attaquer le luxe en lui-même.

Le souverain corrigera les abus qu’on peut en faire & l’excès où il peut être parvenu, quand il réformera dans l’administration ou dans la constitution les fautes ou les défauts qui ont amené cet excès ou ces abus.

Dans un pays où les richesses se seroient entassées en masse dans une capitale, & ne se partageroient qu’entre un petit nombre de citoyens chez lesquels regneroit sans doute le plus grand luxe, ce seroit une grande absurdité de mettre tout-à-coup les hommes opulens dans la nécessité de diminuer leur luxe ; ce seroit fermer les canaux par où les richesses peuvent revenir du riche au pauvre ; & vous réduiriez au desespoir une multitude innombrable de citoyens que le luxe fait vivre ; ou bien ces citoyens, étant des artisans moins attachés à leur patrie qu’à l’agriculture, ils passeroient en foule chez l’étranger.

Avec un commerce aussi étendu, une industrie aussi universelle, une multitude d’arts perfectionnés, n’espérez pas aujourd’hui ramener l’Europe à l’ancienne simplicité ; ce seroit la ramener à la foiblesse & à la barbarie. Je prouverai ailleurs combien le luxe ajoute au bonheur de l’humanité ; je me flatte qu’il résulte de cet article que le luxe contribue à la grandeur & à la force des états, & qu’il faut l’encourager, l’éclairer & le diriger.

Il n’y a qu’une espece de lois somptuaires qui ne soit pas absurde, c’est une loi qui chargeroit d’impôts une branche de luxe qu’on tireroit de l’étranger, ou une branche de luxe qui favoriseroit trop un genre d’industrie aux dépens de plusieurs autres ; il y a même des tems où cette loi pourroit être dangereuse.

Toute autre loi somptuaire ne peut être d’aucune utilité ; avec des richesses trop inégales, de l’oisiveté dans les riches, & l’extinction de l’esprit patriotique, le luxe passera sans cesse d’un abus à un autre : si vous lui ôtez un de ses moyens, il le remplacera par un autre également contraire au bien général.

Des princes qui ne voyoient pas les véritables causes du changement dans les mœurs, s’en sont pris tantôt à un objet de luxe, tantôt à l’autre : commodités, fantaisies, beaux-arts, philosophie, tout a été proscrit tour-à-tour par les empereurs romains & grecs ; aucun n’a voulu voir que le luxe ne faisoit