Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/425

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Gaussin, à la Riccoboni et à toutes celles qui n’ont pu s’agrandir sur la scène.

Si, par impossible, une actrice avait reçu la sensibilité à un degré comparable à celle que l’art porté à l’extrême peut simuler, le théâtre propose tant de caractères divers à imiter, et un seul rôle principal amène tant de situations opposées, que cette rare pleureuse, incapable de bien jouer deux rôles différents, excellerait à peine dans quelques endroits du même rôle ; ce serait la comédienne la plus inégale, la plus bornée et la plus inepte qu’on pût imaginer. S’il lui arrivait de tenter un élan, sa sensibilité prédominante ne tarderait pas à la ramener à la médiocrité. Elle ressemblerait moins à un vigoureux coursier qui galope qu’à une faible haquenée qui prend le mors aux dents. Son instant d’énergie, passager, brusque, sans gradation, sans préparation, sans unité, vous paraîtrait un accès de folie.

La sensibilité étant, en effet, compagne de la douleur et de la faiblesse, dites-moi si une créature douce, faible et sensible est bien propre à concevoir et à rendre le sang-froid de Léontine, les transports jaloux d’Hermione, les fureurs de Camille, la tendresse maternelle de Mérope, le délire et les remords de Phèdre, l’orgueil tyrannique d’Agrippine, la violence de Clytemnestre ? Abandonnez votre éternelle pleureuse à quelques-uns de nos rôles élégiaques, et ne l’en tirez pas.

C’est qu’être sensible est une chose, et sentir est une autre. L’une est une affaire d’âme, l’autre une affaire de jugement. C’est qu’on sent avec force et qu’on ne saurait rendre ; c’est qu’on rend, seul, en société, au coin d’un foyer, en lisant, en jouant, pour quelques auditeurs, et qu’on ne rend rien qui vaille au théâtre ; c’est qu’au théâtre, avec ce qu’on appelle de la sensibilité, de l’âme, des entrailles, on rend bien une ou deux tirades et qu’on manque le reste ; c’est qu’embrasser toute l’étendue d’un grand rôle, y ménager les clairs et les obscurs, les doux et les faibles, se montrer égal dans les endroits tranquilles et dans les endroits agités, être varié dans les détails, harmonieux et un dans l’ensemble, et se former un système soutenu de déclamation qui aille jusqu’à sauver les boutades du poète, c’est l’ouvrage d’une tête froide, d’un profond jugement, d’un goût exquis, d’une étude pénible, d’une longue expérience