Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/128

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une lutte atroce qui dura deux jours, un combat insensé sans ennemis devant soi, les vagues successives crucifiées sur place à coups d’obus, comme les chouettes aux portes des granges.

Jean de Crécy-Gonzalve en revint courbatu, harassé et par-dessus tout profondément froissé.

— Non, ma place n’est pas là, déclara-t-il d’un ton résolu.

Cette fois, sa décision était bien prise de ne plus monter aux tranchées. À peine au cantonnement, il alla voir le sergent infirmier, auquel il dut promettre de faire éditer ses vers chez François Bernouard, sur papier luxe, avec des bois de Dufy ; et le lendemain, au rapport on apprenait que Jean de Crécy-Gonzalve passait à la musique, en remplacement du flûtiste qu’on venait d’évacuer.

Le poète savait-il jouer de la flûte ? Personne au régiment n’en a jamais rien su, car le jour même de sa nomination, il était tué d’une balle de shrapnell en pleine poitrine, comme il lisait André Chénier, adossé à une meule. Et lui qui disait, prophétique, « ma place n’est pas là », en trouva une qu’il eût aimée, au petit cimetière de Roucy, toute bordée de muguet vert, avec un églantier pour masquer sa croix nue.