Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/120

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chy ne les entend pas. Le menton dans les paumes, il rêvasse, les yeux perdus.

— À quoi penses-tu, Gilbert ? Le cafard ?

— Non, souvenirs…

Et il parle tout bas, de loin, comme si le passé le gardait.

— L’an dernier, jour pour jour, j’arrivais à Agay. C’était le matin. Je me souviens, que près de la gare, on brûlait un beau tas vert d’eucalyptus ou de pin dont l’âcre fumée piquait l’air d’un parfum sauvage. Elle me disait que cela la faisait tousser. Elle portait une robe bleue, bleu pervenche…

Puis il se força un peu pour rire :

— Maintenant, c’est moi qui suis en bleu. C’est la guerre…

Nos voisins parlent plus fort, avec de mauvais rires et des brocards qui sont pour nous. Un soir qu’ils rejoignaient leur gourbi, une gamelle de riz dans le ventre, sans même un quart de vin, ils ont dû nous entendre rire, dans la maison bien chaude, et cela les a rendus jaloux. Comme ils voient que je suis décidé à ne pas répondre, ils insistent.

— J’te dis qu’ils s’envoient la fille, moi. On peut toujours, en douce, avec ses sous… Ah ! je voudrais bien faire la guerre comme ça.

Gilbert tourne à peine la tête et les regarde. Il sourit drôlement – un peu amer, un peu narquois – et me dit, sans baisser la voix :

— Tu les entends ?

Puis il hausse les épaules, songe un instant, et :

— Après la guerre, reprend-il son sourire déçu au coin des lèvres, nous ne pourrons plus nous montrer,