Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/135

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les voix chères d’autrefois qui reviennent. Qu’elles sont douces, entendues de si loin ! On rêve. C’est un dimanche chez Colonne, l’atelier où le piano égrenait les gouttes du Jardin sous la pluie, la mélodie que chantait une amie…

Berthier, la bouche un peu déclose et les mains jointes, écoute comme on prie. De Gilbert, je ne vois rien, que son front droit d’enfant têtu au-dessus des doigts mêlés qui cachent ses yeux. Sulphart a pris un air sérieux, les traits tendus, comme s’il fallait comprendre. Puis, je ferme les paupières pour ne plus rien voir.

N’être plus rien qu’une âme charmée et qui s’endort. Tout s’abolit. Loin, la guerre… Loin, le présent… Les jurons, les râles, le canon, tous les bruits de notre pauvre vie de bêtes, cela ne pouvait pas endurcir notre âme et flétrir sa tendresse infinie. Elle renaît, jardin d’août sous l’ondée. Et dix soldats, ce n’est plus qu’un même cœur qu’on berce, dix soldats…

— La Méditation de Thaïs, Bourland !

— Non ! la Valse des Ombres.

Gilbert, qui a une jolie voix, chante les romances, mezza voce, et tous les camarades reprennent au refrain. Alors, c’est Paris qui revient, le beau Paris d’automne dont les trottoirs pluvieux luisent sous les réverbères. On les chante toutes, l’une après l’autre, tous les succès du dernier hiver, et, de refrain en refrain, les voix grossissent. Renversés sur nos chaises, nous crions, insoucieux, gonflés de trop de joie. Le violon de Bourland ne s’entend plus, perdu dans ce chœur assourdissant : on braille…

— Écoutez !