Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/143

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s’est disloqué. Les quatre porteurs – je les vois encore – s’étaient arrêtés, interdits, puis, voyant les paysans courir, ils ont lourdement posé le brancard d’où la bière a culbuté, et ils ont sauté avec nous dans le fossé. Il était temps : le troisième obus a éclaté juste sur le talus, criblant le cercueil. En file, courbés, nous avons filé en nous poussant, et le mort est resté seul au milieu du sentier, sa bière renversée échappée du drap noir. La mère et la fille qui n’ont jamais peur, s’étaient sauvées en criant, et quand des camarades ont ramené la bière à la ferme, Emma s’est évanouie. Elle avait remarqué, la première, que la boîte était à demi déclouée, comme si le vieux avait fait un effort pour sortir et se sauver aussi.

Sa bière couchée sur les deux escabeaux, il est resté jusqu’à la brume dans sa ferme qu’il ne voulait pas quitter. Au jour tombant, les paysans sont revenus et les porteurs ont repris leur charge. Ils viennent à peine de partir ; dehors le chien hurle encore, tirant sur sa chaîne.

Ce retour tragique du vieux m’a frappé comme un intersigne. Jamais ils n’avaient bombardé si près de la ferme. Vont-ils la détruire, maintenant qu’il n’est plus là ? Un trouble inexplicable m’envahit. J’ai l’impression gênante d’avoir quelqu’un derrière moi, tout près.

Alors, une crainte vague à fleur de peau, je me lève et, sans me retourner, sans un regard à la chaise basse du vieux, je sors dans le courtil en sifflotant. Vite, je tire la porte sur moi…

La nuit est presque venue. Le puits de pierre a un air de tombeau. De l’autre côté du ru, une relève