Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/157

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chargeait au jugé : un gramme de poudre par mètre. Nous étions à 180 mètres de l’ennemi, à peu près ; on en mettait quatre cuillerées, et, pour faire bonne mesure, le sergent bombardier ajoutait une pincée de rabiot. Cela faisait un bruit épouvantable et le mortier, ayant tiré, sautait d’effroi. On voyait le boulet décrire en tournoyant une immense parabole et il tombait où il voulait, dans le bois, acclamé par les Boches qui, je crois bien, criaient bravo. Cela éclatait parfois. Après un court séjour, les bombardiers avaient touché un autre canon – un vrai – et s’en étaient allés l’essayer ailleurs, nous laissant avec leur beau gourbi une arme baroque et inoffensive, une espèce de grande fronde ou de baliste faite avec des caoutchoucs de pneumatique et des leviers de bois. Avec cet instrument on pouvait lancer des grenades : le premier qui avait essayé en était mort.

Depuis, les sections en ligne s’en servaient pour envoyer les projectiles les plus imprévus : des godillots, des bouteilles vides, des bottes de tranchée aux semelles de bois et, en général, tous les objets qui traînaient, à condition que leur poids fût satisfaisant.

Sulphart était d’une jolie force, à ce jeu-là. Il avait passé ses trois jours à bombarder la sape qui se trouvait à quarante mètres de nos lignes. Il avait jeté tout ce qu’il avait pu : des chaussettes bourrées de cailloux, de boîtes de singe, des briques, des culots d’obus. La veille, au moment de partir, il leur avait lancé le coup d’adieu : un gros pot à moutarde plein de terre, qui dut tomber en plein dans la tranchée, car on entendit crier. On avait acclamé Sulphart, hué les Boches, et de leur sape l’un d’eux – peut-être le