Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/171

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On ne regardait plus dans la plaine. À quoi bon ? On n’y voyait que du noir trembler dans du noir. On écoutait, on songeait.

Le premier, Demachy parla à mi-voix, avec ce petit ton persifleur qui m’irritait et que j’aimais pourtant :

— C’était trop beau… C’est vrai, c’était trop beau. Une vie d’insouciance, de joie quotidienne. Un jour, quelqu’un frappe : « Pan ! Pan ! C’est la vie. — Mais je ne vous connais pas. — … Tant pis, c’est bien votre tour ! » Elle vous a mis une pioche et un fusil entre les mains, et creuse bonhomme, et marche bonhomme, et crève bonhomme…

— Pourquoi que tu t’es engagé, aussi, lui dit Lemoine, puisque t’étais réformé ?… Surtout dans la biffe.

— Le devoir, un emballement : des bêtises…

Nous nous rapprochâmes des mitrailleurs, entassés, muets, sous leur caponnière. L’un dormait dans le fond, la tête renversée.

— Plus que deux jours et demi, hein ? nous dit le chef de pièce.

— Ils auront fini avant, dit l’autre.

Lemoine qui, sans y voir, sculptait sa canne, s’accroupit dans un coin.

— S’ils sont sûrs que ça doit sauter, fit-il, ils n’avaient qu’à nous relever comme les copains… Et pourquoi notre escouade plutôt qu’une autre, d’abord ?

Le vent fauchait les étoiles. La nuit devenait plus épaisse. Nous n’étions plus, dans la tranchée, que des tas noirs, et dans l’ombre de la caponnière on ne distinguait rien, que le point rougeoyant d’une