Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/184

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roues énormes des camions frôlaient les godillots, et, dans ce tumulte de choses et d’êtres, l’armée d’attaque enfonçait lentement ses colonnes au piétinement infini. Tassés le long du fossé, des régiments arrêtés nous regardaient passer. Les hommes debout tendaient la tête, semblant chercher quelqu’un dans ce flot noir. On en devinait d’autres vautrés dans l’herbe : une musette blanche, le point rouge d’une cigarette. D’eux à nous, des voix se hélaient :

— Quel régiment ?

— Ce qu’il y a encore un patelin avant les tranchées ?

— D’où que vous venez ?

Une voix gouaparde de Parisien criait de nos rangs :

— Ce qu’il y a des gars de Montmartre ? Bonjour à ceux de Barbès.

Ces voix inconnues se cherchaient et se joignaient, comme des mains. Sulphart, qu’un coup de vin venait de réveiller, répondait des blagues.

— Quelle compagnie ?

— Compagnie du gaz !

On allait par à-coups, d’une marche inégale qui brisait les jambes. Parfois on s’arrêtait, la route embouteillée ; on entendait, dans les ténèbres, tinter la gourmette des chevaux cabrés et jurer les artilleurs. Des hommes nous prenaient par le bras.

— C’est vous qui allez attaquer ? Les sidis sont déjà là… Et il y a la chiée de canons, vous savez…

Alors, près de moi, Fouillard grognait :

— Et les Boches, ils n’en ont pas de canons, non ? Tas de vieux jetons ! Ça me fout en rogne d’entendre ça.