Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/219

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— Et s’ils tirent trop court, ça sera encore pour nos gueules.

Cachée dans les hautes herbes, la tranchée ennemie se devinait à peine, derrière la toile barbelée des araignées de fer. Les Allemands ne tiraient plus, et leurs canons même se taisaient. Seuls quelques 210 essoufflés passaient très haut, avec un glouglou de bouteille qui se vide, et allaient tomber sur le village, empanachant les ruines d’un lourd nuage d’usine.

Couchés au bord de l’entonnoir, quelques soldats guettaient, l’œil au ras de l’herbe ; les autres discutaient, entassés dans le trou.

— Tu crois qu’on va remettre ça pour enlever leur troisième ligne ?

— Peut-être bien. À moins qu’on creuse une tranchée ici.

— Sans charre, c’est pas avec ce qu’il reste de poilus qu’ils espèrent attaquer.

— Je la crève. Il ne te reste rien dans ton bidon ?

— Non… Vise, ce qu’il est descendu de copains depuis le village.

Des morts, il y en avait partout : accrochés dans les ronces de fer, abattus dans l’herbe, entassés dans les trous d’obus. Ici des capotes bleues, là des dos gris. On en voyait d’horribles, dont le visage gonflé était comme recouvert d’un masque épais de feutre moisi. D’autres étaient charbonneux, les yeux déjà vides : ceux des premières attaques. On les regardait sans émotion, sans dégoût, et quand on lisait un numéro inconnu, au col de la capote, on se disait simplement : « Tiens, je ne savais pas que leur régiment avait donné… »