Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/228

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— Ce sont les ordres, répètent les agents… Il faut tenir. On nous relèvera demain.

Tiens, on n’entend plus le petit blessé… Gilbert se sent faible, la tête vide. Il voudrait ne plus bouger et dormir, dormir. Son linge est collé sur son dos. La pluie ? La sueur ?

L’artillerie s’est tue, à bout de force, la voix cassée. On entend mieux les plaintes à présent… Attendez, mes petits, attendez, ne criez plus, les brancardiers vont venir.

La nuit avance.

Et, doucement, le soir silencieux tisse sa brume, seul grand linceul de toile grise, pour tant de morts qui n’en ont pas.



C’est un grand troupeau hâve, un régiment de boue séchée qui sort des boyaux et s’en va par les champs, à la débandade. Nous avons des visages blafards et sales que la pluie seule a lavés. On marche d’un pas traînant, le dos voûté, le cou tendu.

Arrivé sur la hauteur, je m’arrête et me retourne pour voir une dernière fois, emporter dans mon âme l’image de cette grande plaine couturée de tranchées, hersée par les obus, avec les trois villages que nous avons pris : trois monceaux de ruines grises.

Comme c’est triste, un panorama de victoire ! La brume en cache encore des coins sous son suaire et je ne reconnais plus rien, sur cette vaste carte de terre retournée. Les Trois-Chemins, la Ferme, le Boyau blanc, tout cela se confond ; c’est la même plaine,