Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/271

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— Est-ce que j’ai des lettres ?

Mais le fourrier n’avait pas le temps.

Enfin, le vin distribué, l’ancien vint s’abriter sous une roulante et sortit ses lettres d’un sac, ficelées par escouades. Aussitôt toutes les ombres éparses se détachèrent de la nuit et se groupèrent.

— Aux lettres ! Aux lettres !…

Le cercle bourdonnant se serra autour de la voiture, ceux des premiers rangs accroupis, d’autres faufilés entre les roues. On voulait être tout près, pour mieux entendre. C’était la meilleure ration qu’on allait partager : ce qu’on touche de bonheur pour vingt-quatre heures. Éclairé par une lampe électrique de poche, dont on assourdissait la lueur sous un bonnet de police, le fourrier lisait mal. On écoutait, les mains et le cœur tendus.

— Présent… Présent…

Chaque homme, dès qu’il tenait son paquet, cherchait vite sa lettre avec des doigts mouillés, et, malgré l’ombre épaisse, malgré la pluie qui aveuglait, on la reconnaissait aussitôt, rien qu’à la forme, rien qu’au toucher. Le sac fut bientôt vide. Un murmure de déception s’éleva :

— Eh bien et nous alors ? Y en a pas pour moi ? Tu es sûr, t’as bien regardé ?… Ah, on est fade comme vaguemestre… Il doit les foutre en l’air au burlingue.

Ceux qui n’avaient rien reçu s’écartaient découragés, et pour se soulager de leur rage impuissante, ils regardaient le fourrier d’un air mauvais, comme s’ils l’avaient vraiment soupçonné de jeter leur courrier aux feuillées.