Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/295

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si girondes. J’ai retrouvé des poteaux qui gagnent vingt francs par jour. Tiens, un gars qui avait une petite taule où il fait la réparation de bicyclettes, il est millionnaire, maintenant, il fume des cigares à bagues, que t’oserais pas y toucher. Et ce peuple au cinéma, dans les bars, partout… Tu peux aller te propager aux Champs-Élysées pour voir les riches, ils sont encore tous là t’en fais pas. Pour eux autres, c’est comme si la guerre était à Madagascar ou chez les Chinois ; j’te jure qu’ils ne se frappent pas pour la campagne d’hiver. C’est le fricot, je te dis, le grand fricot…

— Oui, j’ai vu ça en perme, approuva un des nouveaux.

Le narrateur, du coin de l’œil, regarda l’intrigant.

— T’as rien vu du tout, lui dit-il. On n’a pas le temps de se rendre compte, en une semaine. Moi, j’y ai resté vingt jours en convalo, plus deux permes de quarante-huit heures, et un dimanche que j’ai pris en douce… Parce qu’au dépôt, vous parlez si on se fait ch… Des sous-offs qui nagent pour ne pas repartir et qui t’en font baver ; des marches de jour, des marches de nuit, du service, de l’exercice. Une fois, ils ont voulu me mettre de semaine aux prisonniers de guerre. J’ai dit au doublard : « Si vous me foutez avec les Fritz, j’en crève un… Je ne veux plus voir leurs sales gueules… » Du coup, il ne m’en a plus reparlé. Moi, à cause de ma médaille, ils me collaient toujours de planton parce que ça fait riche… Un samedi, j’étais noir, je les ai engueulés tous, en rentrant ; j’ai dit que j’en avais marre des embusqués de l’arrière et j’ai demandé à repartir… On est resté