Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/304

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dans sa voix, dans sa pose résignée, quelque chose de fatal qui inquiétait, et lui-même se sentait au cœur une crainte qu’il n’avait jamais connue. Taciturne, il regardait le bois, la tragique forêt de pieux rognés où les obus déchiraient leur fumée. Comme c’était loin… Combien pouvaient-ils avoir de mitrailleuses ?

Il avait si froid, qu’il ne sentait pas, dans sa main droite, le canon mouillé de son fusil. C’était étrange, il avait toujours froid, ces jours-là. Mais ces jambes molles, cette tête vide, cette crainte au cœur, c’était la première fois…

— Viens t’asseoir, Gilbert, lui dit Sulphart, on est mieux au sec.

Nous étions serrés sous une sorte d’auvent, fait d’une porte de grange que maintenaient en équilibre les sacs du parapet, et sans appétit, pour passer le temps, nous entamions une boîte de singe. Gilbert ne se retourna pas à notre appel. Il tendit brusquement le cou, comme pour mieux voir, et cria :

— Ah !

Au même instant on entendit cingler la fusillade, éclater des grenades, tout un tumulte de bataille brusquement déchaînée.

Ricordeau, qui était assis à l’entrée du gourbi, sortit en courant, et sans prendre garde aux balles qui miaulaient, il sauta sur un tas de sacs et regarda par-dessus le parapet : c’était l’attaque. Des petits flocons de grenades éclataient dans les champs et, déjà, des obus allemands arrivaient, crevant en nuages épais. Se terrant sous les salves, puis repartant, les nôtres chargeaient. Dispersés, émiettés, ils étaient si petits qu’ils paraissaient perdus dans cette plaine immense.