Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/324

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glissait les blessés, il faisait malgré lui une grimace, et il regardait vite de l’autre côté. Il comptait peureusement combien il en restait à passer avant lui, son ventre se serrait à mesure que son tour approchait, il espérait confusément qu’il allait se produire quelque chose, qu’on allait peut-être l’oublier, et quand la voiturette accostait tout de même le long de son lit, il laissait éclater sa colère impuissante, pour se soulager. Il regardait le porteur avec un air mauvais : un grand diable aux joues hérissées de poil drus.

— Des mecs qui font la guerre en charriant ceux qui se font casser la gueule à leur place, grognait-il. Y en a qui savent nager… Houla ! Houla ! Tu peux pas y aller plus doucement, non. Tu crois rentrer ton foin ? Paysan !

— T’es pas content d’aller faire ta partie, blaguait l’autre sans se fâcher.

De la salle d’opération, on entendait monter les cris, des plaintes aiguës, et parfois des gémissements rauques, quand la douleur était trop forte. Ceux qui avaient déjà passé ou ne descendaient pas au pansement rigolaient dans leur lit.

— C’est le petit chasseur. Écoute-le chanter… Une vraie voix de ténor, j’te dis.

Lorsqu’on remontait, inerte et cireux sur sa voiture, un opéré encore sous le chloroforme, c’était un divertissement d’une heure, tout le monde se taisait pour l’écouter divaguer. Le jour où l’on avait opéré Sulphart, les sœurs pourtant habituées à tout entendre, avaient dû s’éloigner, par décence. Il avait braillé des horreurs et les petits des jeunes classes, qui n’avaient pas connu la caserne d’avant guerre et l’enseignement