Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/326

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juste là pour « marquer le coup » ; aussi, quand on lui parlait des hauts faite d’un aviateur, d’un artilleur ou d’un cavalier, il disait simplement : « Au bout d’une perche », ce qui signifiait qu’il ne croyait pas un mot de ces prétendues prouesses. Pour embêter l’amputé, il racontait aux infirmières que les artilleurs étaient « des gars qui passaient leurs journées à élever des lapins et à peloter des poules », et qu’il était de notoriété publique qu’ils ne pouvaient pas se mettre à leur pièce sans tirer trop court, et tuer les trois quarts des pauvres poilus qui étaient dans la tranchée.

Comme tous les blessés, Sulphart s’était bourré de souvenirs de guerre qu’il aurait bien voulu raconter, il en avait autant dire les joues gonflées, et ils lui coulaient tout naturellement des lèvres, comme le lait de la bouche du bébé qui a trop tété. Dès qu’il parlait, c’était des tranchées, de barbelé, de veille, de macaroni, de barrage, de gaz, de tout ce cauchemar qu’il ne pouvait oublier.

Cependant, au début, il avait été étrangement réservé. Il avait lu dans les journaux des récits stupéfiants qui l’avaient rendu honteux : le caporal valeureux qui, à lui seul, exterminait une compagnie avec son fusil mitrailleur et achevait le reste à la grenade ; le zouave qui enfilait cinquante Boches à la pointe de sa baïonnette ; un bleu qui ramenait de patrouille une ribambelle de prisonniers, dont un officier qu’il tenait en laisse ; le chasseur à pied convalescent qui se sauvait de l’hôpital en apprenant que l’offensive était commencée, et allait se faire tuer avec son régiment. Quand il avait lu un de ces récits-là, il n’osait