Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/343

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drapeaux d’enfants qui ressembliez à des escadres en fête, croix coiffées de képis, croix casquées, croix des forêts d’Argonne qu’on couronnait de feuilles vertes, croix d’Artois, dont la rigide armée suivait la nôtre, progressant avec nous de tranchée en tranchée, croix que l’Aisne grossie entraînait loin du canon, et vous, croix fraternelles de l’arrière, qui vous donniez, cachées dans le taillis, des airs verdoyants de charmille, pour rassurer ceux qui partaient. Combien sont encore debout, des croix que j’ai plantées ?

Mes morts, mes pauvres morts, c’est maintenant que vous allez souffrir, sans croix pour vous garder, sans cœurs où vous blottir. Je crois vous voir rôder, avec des gestes qui tâtonnent, et chercher dans la nuit éternelle tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient.

Certains soirs comme celui-ci, quand, las d’avoir écrit, je laisse tomber ma tête dans mes deux mains, je vous sens tous présents, mes camarades. Vous vous êtes tous levés de vos tombes précaires, vous m’entourez, et, dans une étrange confusion, je ne distingue plus ceux que j’ai connus là-bas de ceux que j’ai créés pour en faire les humbles héros d’un livre. Ceux-ci ont pris les souffrances des autres, comme pour les soulager, ils ont pris leur visage, leurs voix, et ils se ressemblent si bien, avec leurs douleurs mêlées, que mes souvenirs s’égarent et que parfois, je cherche dans mon cœur désolé, à reconnaître un camarade disparu, qu’une ombre toute semblable m’a caché.

Vous étiez si jeunes, si confiants, si forts, mes camarades : oh ! non, vous n’auriez pas dû mourir… Une telle joie était en vous qu’elle dominait les pires