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LA VIE PASSIONNELLE

Par malheur cette chasteté qui s’ignore, cette candeur des grands yeux distraits, de la vierge encore enfant, cet, on ne sait quoi, de pur, de frais, de léger comme une aurore, ne sont que des heures fugitives dans l’existence d’une femme vivante, qui ne saurait s’arrêter de s’épanouir, même pour satisfaire à la dévotion émerveillée d’un poète de génie.

Dès dix-sept ans la jeune fille fut fiancée. Certes, Leconte de Lisle ne s’était jamais avoué le fol espoir que l’admiration, qu’il lisait dans les yeux de cette enfant charmante, put jamais prendre, pour lui, une couleur de tendresse plus précise. Mais sa soixantaine, robuste et fière, fut mordue par un terrible et farouche sentiment de jalousie quand il apprit, comme une joyeuse nouvelle familiale, la brusque interruption de son idylle.

Leconte de Lisle voulut se persuader qu’il n’était animé, pour cette enfant, que d’un sentiment de pitié à la pensée des mécomptes que la vie du mariage réservait sûrement à une vierge, hantée de rêves, et qu’il jugeait si peu préparée à affronter les réalités de la vie.

Ce drame secret d’un cœurde poète avait, pour décor, le parc breton de ses cousins. Il arriva, qu’un jour, pendant que Leconte de Lisle promenait solitairement, sous les grands ombrages, une douleur qu’il fallait enfermer en soi même, au détour d’une allée, il aperçut l’adorable jeune fille endormie à l’ombre d’un sycomore[1]. Alors il s’arrêta à la contempler avec une tendresse, une angoisse, des appréhensions infinies.

Peut-être les lèvres vermeilles de celle qui dormait là lui rappelaient-elle, malgré lui, douloureusement, ces « lèvres de corail » qu’il avait chantées dans Les Roses d’Ispahan ? Sur les origines, et les affres d’un tel martyre, Guy de Maupassant a écrit un livre qui ne périra point : Fort comme la Mort.

Mais Leconte de Lisle appartenait à une autre race que le héros du conteur normand. Il s’obstina à se persuader qu’il ne songeait en effet qu’à épargner à cette enfant,

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