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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Ce sera dans le souvenir de tels attendrissements, que, plus tard, dans son poème : Le Corbeau, Leconte de Lisle s’arrêtera brusquement de railler, d’anathématiser tout ce qui est, et contraindra son hideux oiseau, dévorateur et millénaire, à se hérisser de terreur, de respect, devant le Gibet sacré que le Golgotha hausse, pour s’écrier :


« Certes, de quelque nom que la terre le nomme
Celui-là, n’était point uniquement un homme…
Car, de sa chevelure et de toute sa chair
Rayonnait un feu doux, disséminé dans l’air,
Et qui baignait parfois des lueurs de l’opale
Ce cadavre si beau, si muet et si pâle…
Et je le contemplais, n’ayant rien vu de tel
Parmi les Rois au trône et les Dieux sur l’autel[1] »


Mais ces velléités d’adoration totale passent, fulgurantes et courtes, dans le cœur de Leconte de Lisle comme l’éclair même qui zigzague sur le fond des Crucifiements. Lorsqu’il réfléchit à froid, son état d’esprit, en ce qui concerne le Christ, apparaît une pure opinion de philosophe et d’historien. Dès 1846, dans une sorte « d’article programme » publié par La Démocratie Pacifique, le poète s’était décidé pour l’humanité du Christ. Il avait écrit : « Boudha et Jésus ont affranchi l’homme devant Dieu ». Dans une pièce en vers publiée presque à la même minute, cette idée est exprimée avec plus de netteté encore :


« … Le temps, Nazaréen, a tenu ton défi,
Et, pour user un Dieu, deux mille ans ont suffi…[2] »


… Le poète note que Jésus lui-même a été traversé d’incertitude au sujet de son origine et de sa vocation divines.


« Ô désespoir du Christ! ô divine épouvante !
Quoi ! La seule vertu, la Vérité vivante

  1. « Le Corbeau ». Poèmes Barbares.
  2. « L’Anathème ». Poèmes Barbares.