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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

cun châtiment, si ce n’est la mort, ne peut être infligé à ceux qui les ont commis.[1] »

Il est intéressant de rapprocher la pensée qui a poussé le poète à signer ces lignes, de celle, qui lui fait aimer, d’une tendresse fougueuse et sans dissimulation, Qaïn, le révolté, le premier meurtrier, le damné expulsé du paradis. C’est que, dans son âme sincère et complexe d’homme du XIXe siècle, des instincts différents se livrent bataille. Certes, jusqu’à l’extinction de sa pensée, Leconte de Lisle se considère, non pas comme le fils du doux et débile Abel, mais comme un descendant direct de l’aïeul disgracié. Comme lui, il se souvient qu’il a été : « un révolté dans ses langes » ; ses préférences, ses élans d’âme, vont à cet ancêtre qui ne sut « ni fléchir, ni prier », qui, « avant le temps, » était un « deshérité de l’Éden », le « misérable héritier de l’angoisse première », qui considère : « la terre immense comme sa prison, » — la « Victime d’Iaveh ».

Comme lui il se rebelle contre la destinée incompréhensible ; comme lui, à la voix qui ordonne : « Prie, et prosterne-toi ! » il répond :


« … Je resterai debout ! Et du soir à l’aurore,
Et de l’aube à la nuit, jamais je ne tairai
L’infatigable cri d’un cœur désespéré ! …[2] »


Mais, dans le temps même où il donne, pour but à sa vie, la revendication en faveur de la justice, Leconte de Lisle ne permet plus à l’homme du XIXe siècle, héritier de l’histoire et du progrès de la civilisation, les gestes de violence sauvage, meurtrière, sanguinaire, qu’il excuse dans l’homme primitif. Pour ne point laisser de doute sur sa doctrine, en ce point essentiel, il écrit, dans son Catéchisme Républicain, au chapitre de « l’Individu », cette demande et cette réponse, dans lesquelles se résument sa probité morale, avec l’expression

  1. Paris, 21 mai 1874.
  2. « Qaïn ». Poèmes Barbares.