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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

humaines — l’amour, par exemple. La nature déçoit en effet, aussi sûrement que la femme. Elle soulève dans l’âme « d’immenses désirs » ; mais ils sont « irréalisables ». Elle développe « des aspirations généreuses »; mais elles sont « vaines ». Elle semble désigner « un but »; mais on ne fait que l’entrevoir. Elle développe «un besoin de tendresse irrésistible » ; mais il demeure inapaisé « comme la soif de Tantale.[1] »

Et la lecture de l’Histoire produit, sur le poète, à peu près le même effet que le gémissement du vent à travers les arbres de la forêt ; il se sent une pitié infinie pour les multitudes sans voix, sans nom, dont nul n’a connu les agonies, qui, tout de même, brûlèrent d’un feu sacré et furent en proie à la vie :


« … Lâches, saints et héros, brutes, mâles génies,
Ajoutés au fumier des siècles par monceaux… »


Lorsque, à vingt-sept ans, Leconte de Lisle avait débarqué à Paris, tout soulevé de son optimisme fouriériste, il n’avait pas cru seulement à la possibilité de déblayer, le terrain de l’histoire, des ruines des religions et des institutions qui l’encombraient. Il avait rêvé d’édifier à leur place « ces temples sereins » où l’humanité serait régénérée : « … Les génies heureux de l’Éden berceront, entre leurs bras, l’Humanité, outragée depuis longtemps, mais qui renaîtra, jeune et belle, au soleil de l’Amour et de la Liberté. »

On a vu quelles déceptions ont suivi ces juvéniles enthousiasmes. Leur écroulement laissait, dans l’âme du poète, un terrain favorable à la croissance des idées pessimistes. D’autre part, à une minute de l’existence où la joie semble un fruit naturel de la jeunesse, il avait passé trop de temps dans une solitude propre à développer en lui les tristesses de l’orgueil ; il vivait seul à Bourbon avec ses livres, son cœur

  1. « Le Songe d’Hermann. » La Démocratie Pacifique, 1846.