Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/306

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répondit pas un mot. Un prisonnier au comble de l’exaspération s’élançait déjà sur lui ; Raskolnikoff calme et silencieux l’attendait sans sourciller, sans qu’aucun muscle de son visage tressaillit. Un garde-chiourme se jeta à temps entre lui et l’assassin, — un instant plus tard le sang aurait coulé.

Il y avait encore une question qui restait insoluble pour lui : pourquoi tous aimaient-ils tant Sonia ? Elle ne cherchait pas à gagner leurs bonnes grâces ; ils n’avaient pas souvent l’occasion de la rencontrer ; parfois seulement ils la voyaient au chantier ou à l’atelier, lorsqu’elle venait passer une minute auprès de lui. Et cependant tous la connaissaient, ils n’ignoraient pas qu’elle l’avait suivi, ils savaient comment elle vivait, où elle vivait. La jeune fille ne leur donnait pas d’argent, ne leur rendait guère, à proprement parler, de services. Une fois seulement, à la Noël, elle apporta un cadeau pour toute la prison : des pâtés et des kalazchi[1]. Mais peu à peu entre eux et Sonia s’établirent certains rapports plus intimes : elle écrivait pour eux des lettres à leurs familles et les mettait à la poste. Quand leurs parents venaient à la ville, c’était entre les mains de Sonia que, sur la recommandation des prisonniers, ils remettaient les objets et même l’argent destinés à ceux-ci. Les femmes et les maîtresses des détenus la connaissaient et allaient chez elle. Lorsqu’elle visitait Raskolnikoff en train de travailler au milieu de ses camarades, ou qu’elle rencontrait un groupe de prisonniers se rendant à l’ouvrage, tous ôtaient leurs bonnets, tous s’inclinaient : « Matouchka ; Sophie Séménovna, tu es notre mère tendre et bien-aimée ! » disaient ces galériens brutaux à la petite et chétive créature. Elle les saluait en souriant, et tous étaient heureux de ce sourire. Ils aimaient jusqu’à sa manière de marcher, et se retournaient

  1. Sorte de pains blancs