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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

sais rien, mais ce que je n’ignore pas, c’est que Pétersbourg est, ces mois-ci, un séjour terriblement triste et étouffant. Je n’ai pas grand goût pour des jardins où se presse la foule ; j’aime mieux la rue où je puis me promener seul en pensant. Des jardins, du reste, où n’en trouverait-on pas ? Presque dans chaque rue, à présent, vous découvrez, au-dessus des portes cochères, des écriteaux qui portent, écrit en grosses lettres : « Entrée du jardin du débit » ou « du restaurant ». Vous entrez dans une cour au bout de laquelle vous apercevez un « bosquet » de dix pas de long sur cinq de large. Vous avez vu le « jardin » du cabaret.

Qui me dira pourquoi Pétersbourg est encore plus désolant le dimanche qu’en semaine ? Est-ce à cause du nombre des pochards abêtis par l’eau-de-vie ? Est-ce parce que les moujiks ivres dorment sur la perspective Newsky ? Je ne le crois pas. Les travailleurs en goguette ne me gênent en rien, et maintenant que je passe tout mon temps à Pétersbourg, je me suis parfaitement habitué à eux. Autrefois, il n’en était pas de même : je les détestais au point d’éprouver une vraie haine pour eux.

Ils se promènent les jours de fête, soûls, bien entendu, et parfois en troupe. Ils tiennent une place ridicule ; ils bousculent les autres passants. Ce n’est pas qu’ils aient un désir spécial de molester les gens ; mais où avez-vous vu qu’un poivrot puisse faire assez de prodiges d’équilibre pour éviter de heurter les promeneurs qu’il croise ? Ils disent des malpropretés à haute voix, insoucieux des femmes et des enfants qui les entendent. N’allez pas croire à de l’effronterie ! Le pochard a besoin de dire des obscénités ; il parle gras naturellement. Si les siècles ne lui avaient légué son vocabulaire ordurier, il le lui faudrait inventer. Je ne plaisante pas. Un homme en ribote n’a pas la langue très agile ; en même temps il ressent une infinité de sensations qu’il n’éprouve pas dans son état normal : or, les gros mots se trouvent toujours, je ne sais pourquoi, des plus faciles à prononcer et sont follement expressifs. Alors !…

L’un des mots dont ils font le plus grand usage est depuis longtemps adopté dans toute la Russie. Son seul