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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ment qu’ils allaient m’attraper et de la belle façon. Il n’en fut rien. Le plus jeune vint à moi et me dit avec douceur :

— Si tu trouves… le mot sale, pourquoi que tu répètes une huitième fois… le mot ?

Le mot mit fin à tout débat, et le groupe tituba au large sans plus s’inquiéter de moi.


III


Non, ce n’est pas à cause du langage et des mœurs des pochards que je m’attriste le dimanche plus que les autres jours. Non ! Tout récemment, à ma grande surprise, j’ai appris qu’il y a dans Pétersbourg des moujiks, des travailleurs, des gens de petits métiers qui sont absolument sobres. Ce qui m’a étonné surtout, c’est le nombre de ces gens rétifs aux charmes de la boisson. Eh bien ! Regardez-les, ces gens tempérants ! Ils m’attristent bien plus que les ivrognes. Ils ne sont peut-être pas formellement à plaindre, mais je ne saurais dire pourquoi leur rencontre me plonge toujours dans des réflexions vagues, plutôt douloureuses. Le dimanche, vers le soir (car on ne les voit jamais les jours ouvrables), ces gens qui peinent toute la semaine apparaissent dans les rues. Il est bien entendu qu’ils sortent pour se promener, mais quelle promenade ! J’ai remarqué qu’ils ne fréquentent jamais la perspective Newsky, ni les voies élégantes. Non, ils font un tour dans leur quartier, reviennent parfois d’une visite chez des voisins. Ils marchent, graves et compassés ; leurs physionomies demeurent soucieuses, comme s’ils faisaient tout autre chose que se promener. Ils causent très peu entre eux, les maris et les femmes. Leurs habits du dimanche sont fanés ; les femmes portent souvent des robes rapiécées qu’on devine dégraissées, lavées, frottées, pour la circonstance. Quelques