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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Ce serait trop tôt et l’on risquerait trop. Mais le sort du Pape combattu et bafoué en Allemagne peut éveiller mille sympathies en France. Avec le temps on verra que l’Allemagne seule a intérêt à maintenir le Pape dans sa situation actuelle et à prêter son appui à la politique du roi d’Italie. Peu à peu, des pourparlers à l’indignation, de l’indignation au soulèvement populaire, la question papale conduira la France, malgré elle, à une guerre contre l’Allemagne.

Les Français n’iront pas tout bonnement se battre pour l’Alsace, mais ils prendront fait et cause pour le Pape, et la guerre est capable de devenir populaire. Le comte de Chambord ne pourra laisser échapper une telle occasion.

Nous supposons qu’il sorte vainqueur de cette guerre, que la France se couvre de gloire, reprenne ses provinces perdues, et que le pape fasse son entrée à Paris pour assister à la pose de la première pierre d’une église quelconque. (On l’a bien invité récemment à une cérémonie de ce genre.) Après tous ces grands événements on laissera le glorieux Henri V mourir tranquillement sur le trône… Mais nous en revenons toujours à ceci : la monarchie aura-t-elle, pour cela, poussé de profondes racines en France ; — et chassera-t-elle à jamais le « mauvais esprit » qui attend toujours son tour ? Le « mauvais esprit » est plus fort que le pape et ses cardinaux, même après leur entrée triomphale à Paris ; il est peut-être aussi plus pur. Ce n’est pas appuyé sur une armée sacerdotale que le roi pourra dire au peuple la parole nouvelle entendue. Ou alors il croira que cette parole doit exalter la guerre pour le Christ, convertir à Dieu les libres-penseurs et pousser vers les fonts baptismaux la foule des prolétaires non baptisés. Comment sauverait-il autrement la France, le Roi Très Chrétien ? Ne se doute-t-il pas un peu qu’au train où vont les choses actuellement, c’est sur le sol français qu’auront lieu les premières batailles entre la société nouvelle et les partisans des vieilles doctrines ? Ne sait-il pas aussi que c’est la crainte de ces terribles choses qui fait trembler la société française ou du moins ceux de ses membres qui, comblés de biens terrestres et épouvantés de leur perte

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