Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/163

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
159
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

gaillard extrêmement robuste, au visage cramoisi, qui gagna bien vite la salle du restaurant où, sans doute, il se régala d’un verre d’eau-de-vie. Je me rappelle que le cocher nous avait dit qu’un courrier de cabinet prend toujours au moins un verre de tord-boyaux par relais, qu’autrement il ne résisterait pas à sa profession. Une nouvelle troïka vint bientôt remplacer l’autre, avec des chevaux frais. Immédiatement, le courrier descendit les marches de l’auberge et s’installa dans le véhicule. Le cocher prit les rênes en mains, mais l’équipage ne s’était pas encore ébranlé que le courrier se leva et, sans dire un mot, administra sur la nuque du cocher un formidable coup de poing. Le postillon fit partir son attelage, leva son fouet et cingla les chevaux d’une épouvantable fouaillée. Le courrier ne fut pas désarmé pour cela. Non qu’il fût en colère, mais c’était une méthode qu’il employait à seule fin d’obtenir de belles vitesses. Encore et encore son énorme poing se leva et retomba sur la nuque du cocher ; cela dura jusqu’au moment où je perdis de vue la troïka. Le cocher, affolé par les coups, tapait à tour de bras sur son attelage qui, stimulé par la raclée subséquente, allait d’un train d’enfer.

Notre voiturier nous expliqua que la recette était adoptée par la plupart des courriers de cabinet. Ils prenaient un bon verre, grimpait dans la troïka et se hâtait de rosser le cocher sans autre forme de procès. Il était inutile que l’automédon se rendit pour cela coupable de la moindre faute. C’était un système : les coups tombaient comme en mesure pendant le temps qu’on mettait à franchir une verste, environ, puis le courrier reposait un peu son poing. Le cocher et l’attelage étaient entraînés. S’il s’ennuyait trop, l’envoyé ministériel pouvait reprendre son petit exercice en route, mais en toute occurrence, à l’approche du nouveau relais, il se remettait à sa besogne, contondante pour la nuque du cocher. C’est à cette gymnastique détendante pour ses nerfs qu’il devait ses belles entrées au galop dans les villages, ses arrivées foudroyantes qui excitait l’admiration des paysans.

Le cocher, lui, était moins admiré. Le seul bénéfice